Sentenza 21 maggio 2003, n.25141/94
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section)QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE DICLE pour le PARTI DE LA DEMOCRATIE (DEP) c. TURQUIE
(Requête no 25141/94)
ARRÊT STRASBOURG 10 décembre 2002
DÉFINITIF 21/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire DEP c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A. PASTOR RIDRUEJO, président,
Mme E. PALM,
MM. M. FISCHBACH,
J. CASADEVALL,
. R. MARUSTE,
S. PAVLOVSCHI, juges,
F. GÖLCÜKLÜ, juge ad hoc,
et de M. M. O’BOYLE, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 septembre 2002 et 19 novembre 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25141/94) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Hatip Dicle, agissant au nom du DEP (Demokrasi Partisi : Parti de la Démocratie) et en son propre nom (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 23 août 1994 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, est représenté devant la Cour par Maître Y. Alatas, avocat à Ankara, et par Maître Hasip Kaplan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier que la dissolution du DEP par la Cour constitutionnelle turque constituait une ingérence dans les libertés de pensée, d’expression ainsi que dans la liberté d’association, en violation des articles 9, 10 et 11 de la Convention. Invoquant l’article 14 de la Convention, le requérant faisait aussi état d’une discrimination à l’égard du DEP en raison des opinions politiques qu’il représentait.
4. La Commission a déclaré la requête recevable le 2 septembre 1996 puis, faute d’avoir pu en terminer l’examen avant le 1er novembre 1999, l’a déférée à la Cour à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole no 11 à la Convention.
5. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. Rıza Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. Feyyz Gölcüklü, pour siéger en qualité de juge ad hoc, (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.
La chambre a décidé, après consultation des parties, qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le 7 mai 1993, le DEP fut fondé et la déclaration y afférente fut déposée auprès du ministère de l’Intérieur. Les dix-huit députés du Parlement turc, qui appartenaient au Parti du travail du peuple (HEP {Halkin Emegi Partisi}, dissous par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993) et élus sur la liste du parti politique SHP (social démocrate) au cours des élections du 20 octobre 1991, adhérèrent au DEP. Le requérant était président du DEP avant sa dissolution par la Cour constitutionnelle.
8. Le 2 novembre 1993, le procureur général de la République (le procureur près la Cour de cassation) intenta devant la Cour constitutionnelle turque une action en dissolution du DEP. Dans son réquisitoire, le procureur général reprocha au DEP d’avoir enfreint les principes de la Constitution et la loi sur les partis politiques. Il estima que les affirmations du DEP dans les déclarations de son comité central, ainsi que de son ex-président lors de deux réunions à l’étranger (à Erbil en Irak et à Bonn en Allemagne) portaient atteinte à l’intégrité de l’Etat et à l’unité de la nation.
9. Le 7 novembre 1993, le président de la Cour constitutionnelle transmit le réquisitoire du procureur général au président du DEP et invita ce dernier à soumettre ses observations préliminaires en défense.
Le 10 janvier 1994, les avocats du DEP demandèrent à la Cour de surseoir à la procédure jusqu’à la fin des élections régionales. Cette demande fut rejetée par la Cour comme étant incompatible avec les dispositions du Code de procédure pénale turc.
10. Le 28 janvier 1994, les avocats du DEP présentèrent leurs observations écrites préliminaires et demandèrent la tenue d’une audience.
Dans leurs observations écrites, ils soutinrent notamment que la loi sur les partis politiques contenait des dispositions contraires aux droits fondamentaux garantis par la Constitution.
Ils firent valoir en outre que la dissolution du parti, requise par le procureur général, enfreindrait les dispositions de textes internationaux tels que la Convention européenne des Droits de l’Homme, la Convention des Droits de l’Homme des Nations Unies, l’Acte final de Helsinki et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe.
Ils mirent en cause notamment la légalité et la valeur probante des enregistrements vidéo réalisés lors de deux réunions tenues à l’étranger.
11. Le 21 février 1994, le procureur général soumit ses réquisitions quant au fond de l’affaire.
12. Le 1er mars 1994, la Cour décida d’office de recueillir les observations orales de certains intéressés. Ainsi, l’ex-président et deux autres responsables du DEP, accompagnés de leur avocat, furent entendus le 22 mars 1994.
13. Le 16 juin 1994, la Cour constitutionnelle décida de dissoudre le DEP. Cette décision fut communiquée au procureur général, au président de l’Assemblée nationale et au cabinet du Premier Ministre. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fut publié au Journal Officiel du 30 juin 1994. Les treize députés, membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie, membres du DEP, y compris le requérant M. Dicle, furent déchus de leur qualité de député. Leur mandat devait normalement prendre fin en décembre 1995.
14. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle examina le moyen de défense tiré de l’illégalité des preuves à charge. La Cour, relevant que les déclarations en cause étaient publiques, conclut que leur enregistrement ne saurait être qualifié de preuve illégalement obtenue. Elle précisa, par ailleurs, que le contenu de ces enregistrements concordait avec les témoignages y afférents.
15. La Cour rappela ensuite les grands principes de la Constitution relatifs à cette affaire et selon lesquels les personnes qui vivent sur le territoire turc, quelle que soit leur origine ethnique, forment une unité à travers leur culture commune. L’ensemble de ces personnes qui fonde la République de Turquie se nomme la “nation turque”. Les groupes ethniques constituant la “nation” ne se divisent pas en majorité ou minorité. La Cour rappela que, selon la Constitution, aucune distinction d’ordre politique ou juridique, qui serait fondée sur l’origine ethnique ou raciale, n’est autorisée entre les citoyens turcs : tous les ressortissants peuvent bénéficier sans distinction de tous les droits civils, politiques et économiques.
16. En ce qui concerne particulièrement les citoyens turcs d’origine kurde, la Cour constitutionnelle indiqua que ceux-ci jouissaient des mêmes droits que les autres citoyens turcs dans toutes les régions de la Turquie. Elle ajouta qu’il n’en résultait pas que l’identité kurde était reniée par la Constitution : les ressortissants d’origine kurde ne sont pas empêchés d’exprimer leur identité kurde. La langue kurde peut être utilisée dans tous les lieux privés, dans les locaux de travail, dans la presse écrite et dans les œuvres artistiques et littéraires.
17. La Cour constitutionnelle rappela le principe selon lequel toute personne est tenue de respecter les dispositions de la Constitution même si elle ne les approuve pas. La Constitution ne défend pas que l’on fasse valoir des différences mais interdit la propagande fondée sur la distinction raciale et destinée à mettre fin à l’ordre constitutionnel. La Cour rappela que selon le traité de Lausanne, une langue distincte ou une origine ethnique distincte ne suffisaient pas, à elles seules, à accorder à un groupe la qualité de minorité.
18. Pour ce qui est des déclarations en cause du DEP, la Cour constitutionnelle examina notamment les deux discours prononcés à l’étranger par l’ex-président du parti, Y.K., ainsi qu’une déclaration écrite émanant du comité central du DEP, intitulée “L’appel à la paix du parti de la démocratie”. Ces déclarations se lisent comme suit :
19. Discours de l’ex-président du DEP, Y.K., lors d’une manifestation à Bonn (traduit du kurde) :
« Vous êtes les enfants du feu et du pays du soleil. Je dois vous appeler ainsi, parce qu’en Turquie, (le simple fait de) mentionner votre nom, de mentionner le nom de votre pays suffit pour dissoudre les partis politiques. Il est vrai que dans notre pays, depuis 70 ans, le refus, le génocide, l’exil, l’échafaud, le sang, l’abcès et la poudre se sont mélangés et nos mères nous allaitèrent avec des larmes au lieu de lait (…) Oui, notre histoire est celle des Kawa’s contemporains qui résistent avec héroïsme (…) Aujourd’hui nous manifestons ici pour un pays libre et pour une unité nationale (…) Maintenant, le peuple kurde n’est plus un peuple opprimé mais un peuple qui, au soulèvement (serhildar), garde sa tête haute (…) Au point où nous en sommes actuellement, l’existence des Kurdes ne peut être niée (…) Grâce au combat armé, le problème kurde a été reconnu par le peuple kurde, le peuple turc ainsi que l’opinion publique mondiale (…) Cela dit, je salue également la renaissance culturelle dans le jardin de la révolution kurde (…) »
20. Discours de l’ex-président du DEP, Y.K., lors de la réunion d’un parti politique kurde-irakien (KDP : parti de la démocratie du Kurdistan) à Erbil au nord de l’Irak (traduit du kurde) :
« Nous sommes venus au congrès du KDP du Kurdistan libéré. Pour nous, c’est un rêve. Moi, je vous souhaite la bienvenue au nom du Kurdistan (divisé) en quatre parties et au nom du parti de la démocratie (DEP)… Le problème du peuple du Kurdistan est, depuis cent cinquante années, un problème de trahison et de soulèvement (…) Quiconque fait quoique ce soit pour l’indépendance et la libération du Kurdistan, nous le respectons. Tout est pour l’Etat du Kurdistan (…) ô, les soldats armés du parti de la démocratie du Kurdistan, la cause de votre parti représente votre nom (…) Chez nous aussi (on connaît) votre nom, il est (d’ailleurs) le siège de la guerre (…) Les soldats morts pour ce pays disent : Nous croyons en vous… Pourquoi tout ça ? Les kurdes ne se sont pas considérés comme des frères. C’est pourquoi ils ne peuvent se débarrasser de leur ennemi. S’il n’y a pas de confrérie entre les kurdes, il n’y aura pas de Kurdistan (…) L’ennemi a des hélicoptères (de modèle) cobra. Dans notre cœur, il n’y a que la confrérie et l’union. Quand l’ennemi tue, il ne se demande pas si c’est (un membre) du KDP, (un membre) du YDK ou si c’est (un membre) du PKK. Il dit qu’ils sont kurdes. Il y a une grande guerre au Kurdistan du nord. Les orateurs précédents ont dit qu’ils n’oublieront pas (les incidents) de Halepçe. Oui, aucun kurde ne peut oublier (ce qui s’est passé à) Halepçe. Cependant, il y a aussi (les incidents) de Sirnak, Sarikamis et Digor au Kurdistan du nord.
Mes frères, jusqu’à ce que les kurdes ne puissent s’unir … oui, nous ne pouvons pas nous unir pour le Kurdistan. L’ennemi turc, arabe et iranien s’unissent pour leurs intérêts réciproques. Pourquoi nous ne nous unissons pas pour le Kurdistan ? Je pense que le problème du Kurdistan est une question de trahison. Dans chaque soulèvement kurde réprimé, des problèmes (entre les Kurdes) avaient surgi. Ils nous ont trompés et réprimés par le biais des traîtres parmi les Kurdes en utilisant de moyens tels que dol, tromperie, négociation et politique. Les Kurdes ont servi l’islam pendant 1600 ans. Aujourd’hui, les Kurdes sont les orphelins de l’Islam ; (Regardez) tous ces Etats musulmans, ils ne font rien pour les Kurdes. Les Kurdes ont aussi servi pour le socialisme. Nous sommes devenus des esclaves des marxistes turcs, arabes ou iraniens. Les soldats ont transformé le fait d’être kurde en (mauvais) destin. La bourgeoisie et les capitalistes nous rejettent parce que nous sommes kurdes. Notre signe (but) est de s’unir pour un Etat kurde et de se libérer. La libération est chère. Notre peuple est courageux. Pour sa cause, pour la libération, le peuple nous donne (sacrifie) sa fille, sa belle-fille, son fils. Dans les montagnes, chaque jour 40-50 parmi eux meurent pour la patrie. Le Kurdistan (actuel) est différent du Kurdistan d’hier, le citoyen kurde (actuel) est différent du citoyen kurde d’hier. Les Kurdes ont prêté serment. Notre serment est la mort. Oh ! la Patrie, nous sacrifions nos vies pour toi. Les linceuls sont nos vêtements. Nous ne demandons pas de recevoir des cadeaux ou des (l’octroi de faveurs par) ferman. Vous pouvez vendre notre sang pour racheter le Kurdistan, ce serait la réalisation de nos rêves. Nous ne demandons rien d’autre.
Pour la fraternité et l’union, je souhaite du succès au congrès du KDP, je vous salue. Que Dieu vous accompagne. »
21. Déclaration écrite du comité central du DEP, intitulée “L’appel à la paix du parti de la démocratie” :
« (…) Aujourd’hui une guerre non déclarée et anonyme se poursuit dans notre pays (…) On doit admettre que, quelque soit la durée de cette guerre et le nombre d’hommes morts, le problème kurde ne se résoudra pas ainsi (…) Si le problème kurde pouvait être résolu avec le massacre, l’exil et l’exclusion, il aurait dû déjà l’être. Le problème n’est ni un problème de sous-développement économique, ni de terrorisme. Le problème est politique et son nom est le problème kurde (…) sans que nous concédions davantage nos droits et libertés démocratiques, il faut que la paix soit assurée et que des solutions politiques soient trouvées (…) Vivre en paix et en liberté est notre droit à nous tous (…) L’Etat devrait ouvrir la voie de négociations avec les représentants légitimes des kurdes, élus à tous les niveaux (…) L’enseignement dans la langue maternelle doit être assuré (…) le PKK et l’Etat doivent déclarer un cessez-le-feu et le respecter. Le cessez-le-feu doit être contrôlé par des instances impartiales (…) L’identité kurde doit être reconnue avec toutes les conséquences qui en découlent. »
22. La Cour constitutionnelle observa que, dans ces déclarations, était révoquée l’existence en Turquie d’un peuple kurde distinct. Ces déclarations soulignaient que ce peuple menait un combat pour l’indépendance et envisageaient l’admission d’une identité kurde avec toutes ses conséquences, à savoir la création d’un Etat indépendant, cela par la destruction de celui qui existe.
La Cour constitutionnelle estima que les termes tels que “égalité” ou « confrérie » n’étaient pas utilisés par rapport aux citoyens, mais dans le sens d’une égalité entre deux nations. Elle mit l’accent sur le fait que, dans les déclarations du DEP, les actes d’une organisation terroriste étaient considérés comme étant le combat pour l’indépendance livré par des citoyens d’origine kurde, vivant à l’est et au sud-est de l’Anatolie, régions que le DEP appelait le Kurdistan.
23. La Cour constitutionnelle conclut que les activités du DEP entraient, entre autres, dans le cadre des restrictions énoncées au paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention ainsi que dans le cadre des dispositions de son article 17. Elle rappela, dans ce contexte, que la Charte de Paris pour une nouvelle Europe condamnait le racisme, la haine d’origine ethnique et le terrorisme. Par ailleurs, l’Acte final de Helsinki garantit le respect des principes de l’inviolabilité des frontières et de l’intégrité du territoire.
24. La Cour constitutionnelle ordonna dès lors la dissolution du DEP, au motif que ses activités étaient de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
25. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 14 § 1
« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une secte religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »
Article 68 §4
« (…) Le statut, le règlement et les activités des partis politiques ne peuvent être contraires à l’indépendance de l’Etat, à son intégrité territoriale et celle de sa nation, aux droits de l’homme, aux principes d’égalité et de la prééminence du droit, à la souveraineté nationale, ou aux principes de la République démocratique et laïque. (…) »
Article 69 § 4
« Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités étrangères à leurs statuts et à leurs programmes. Ils sont également soumis aux restrictions prévues à l’article 14 de la Constitution sous peine d’être définitivement dissous. »
« (…) Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons de partis politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d’un nouveau parti politique, et il ne peut être créé de parti politique dont la majorité des membres serait constituée par des adhérents d’un parti politique dissous. »
Article 84
« Perte de la qualité de membre
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale a validé la démission des députés, la perte de leur qualité de membre est décidée par la Grande Assemblée nationale siégeant en Assemblée plénière.
La perte de la qualité de membre par le député condamné ne peut avoir lieu qu’après notification à l’Assemblée plénière par le tribunal de l’arrêt définitif de condamnation.
Le député qui persiste à exercer une fonction ou une activité incompatible avec la qualité de membre, au sens de l’article 82, est déchu de sa qualité après un vote secret de l’Assemblée plénière à la lumière du rapport de la commission compétente mettant en évidence l’exercice par l’intéressé de la fonction ou activité en question.
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale relève qu’un député, sans autorisation ni excuse valable, s’est abstenu pendant cinq jours au total sur un mois de participer aux travaux de l’Assemblée, ce député perd sa qualité de membre après un vote à la majorité de l’Assemblée plénière.
Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti, prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l’arrêt et en informe l’Assemblée plénière. »
B. La loi no 2820 portant réglementation des partis politiques
26. Les dispositions pertinentes de la Loi no. 2820 se lisent ainsi :
Article 78
« Les partis politiques :
a) ne peuvent ni viser, ni œuvrer, ni inciter des tiers (…) à mettre en péril l’existence de l’Etat et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de la peau, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou à instaurer, par tout moyen, un régime étatique fondé sur de telles notions et conceptions. (…) »
Article 80
« Les partis politiques ne peuvent avoir pour but de modifier le principe d’Etat unitaire sur lequel se fonde la République turque et ne peuvent proposer une telle modification. »
Article 81
« Les partis politiques
a) ne peuvent arguer l’existence sur le territoire turc de minorités nationales ou de minorités fondées sur la distinction de religion ou de secte, de race ou de langue,
b) ne peuvent avoir pour but de détruire l’intégrité nationale en essayant de créer des minorités sur le territoire de la République turque en protégeant, développant et propageant une langue ou une culture autre que la langue ou culture turque (…) »
Article 90 (premier article du chapitre 4)
« Le statut, le programme et les activités des partis politiques ne peuvent être en contradiction avec les dispositions de la Constitution et de la présente loi. »
Article 101
« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique : (…)
b) dont l’assemblée générale, le bureau central ou le conseil administratif (…) adoptent des décisions, émettent des circulaires ou font des communications (…) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (…), ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général font des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions (…) »
Article 107 § 1
« L’intégralité des biens d’un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle est transférée au Trésor public. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
27. Le requérant allègue que la dissolution du DEP et les sanctions accessoires qui lui ont été infligées ont enfreint le droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention, qui se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
A. Sur l’applicabilité de l’article 11
28. Le Gouvernement défendeur soulève, à titre préliminaire, la question de l’applicabilité de l’article 11 de la Convention aux partis politiques. Selon lui, les Etats parties à la Convention n’ont à aucun moment entendu soumettre au contrôle des organes de Strasbourg leurs institutions constitutionnelles et notamment les principes qu’ils considèrent comme des conditions essentielles de leur existence. Le discours d’un parti politique, amplifié par une organisation implantée sur de nombreux points du territoire, pourrait faire encourir à l’Etat un grand danger lorsqu’il prône le séparatisme territorial et l’éclatement national en incitant la haine entre les différentes composantes de la population. Dans ces cas extrêmes, les critères de la jurisprudence de la Cour en la matière ne seraient pas pertinents, dans la mesure où l’acte en question ne relève pas du discours politique ordinaire basé sur le pluralisme des opinons. Le Gouvernement estime que l’examen de la jurisprudence des organes de la Convention en matière des partis politiques, montre que la dissolution de ces derniers relève de la marge d’appréciation des cours constitutionnelles s’agissant des principes constitutionnels fondamentaux de la Turquie.
29. Le requérant estime que rien dans le libellé de l’article 11 ne permet de considérer que les partis politiques en seraient exclus.
30. Dans son arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, la Cour a jugé que les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie et que, eu égard à l’importance de celle-ci dans le système de la Convention, il ne saurait faire aucun doute que lesdits partis relèvent de l’article 11. Elle a rappelé d’autre part qu’une association, fût-ce un parti politique, ne se trouve pas soustraite à l’empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d’un Etat et appeler des mesures restrictives (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 17, §§ 25 et 27). La Cour ne voit aucune raison de parvenir à une autre conclusion en l’espèce.
Il s’ensuit que cette exception du Gouvernement ne peut être retenue.
B. Sur l’observation de l’article 11
1. Sur l’existence d’une ingérence
31. Le Gouvernement, sous réserve de ses observations quant à l’applicabilité de l’article 11, ainsi que le requérant reconnaissent que la dissolution du DEP s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’association du requérant. C’est aussi l’opinion de la Cour.
2. Sur la justification de l’ingérence
32. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
33. Les parties s’accordent à considérer que l’ingérence était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant notamment sur les articles 2, 3, 14 et 68 ancien de la Constitution puis 78, 80, 81 et 101 de la loi no 2820 sur les partis politiques (paragraphes 25-26 ci-dessus).
b) But légitime
34. Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes : la défense de la sûreté publique, la protection des droits d’autrui, la sécurité nationale et l’intégrité territoriale du pays.
35. Le requérant affirme que les responsables du DEP n’ont aucunement prôné ni la séparation des kurdes de la Turquie, ni la fondation d’un Etat nouveau kurde.
36. La Cour estime que les mesures litigieuses peuvent passer pour avoir visé au moins un des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 11 : la protection de l’intégrité territoriale et, ainsi, la « sécurité nationale ».
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Thèses des comparants
Le requérant
37. Le requérant conteste les motifs avancés par la Cour constitutionnelle turque dans sa décision de dissolution du DEP et repris par le Gouvernement dans ses conclusions. Il soutient que les discours litigieux des dirigeants du DEP se sont contentés de mettre l’accent sur la nécessité de développer la langue et la culture du “peuple kurde” et de critiquer les agissements des forces de sécurité contre la population d’origine kurde.
Le requérant fait valoir aussi que la notion du “peuple” kurde n’implique pas nécessairement le fait que les Kurdes forment une “nation” à part ayant droit à un Etat indépendant. Il soutient que l’arrêt de dissolution du parti a sanctionné le fait que les dirigeants du parti aient mis l’accent sur l’identité kurde de certains citoyens turcs.
38. Le requérant rappelle également que le pluralisme dans une société démocratique exige la libre expression de toutes les opinions, même si celles-ci ne correspondent pas à celles exprimées par le Gouvernement. Selon le requérant, la dissolution du DEP a eu comme conséquence d’empêcher une partie de la population de participer au débat politique.
Le Gouvernement
39. Le Gouvernement soutient que, selon la Cour constitutionnelle turque, les principes caractérisant le régime constitutionnel de l’Etat, y compris celui concernant l’indivisibilité de la nation, constituent des valeurs absolues que les partis politiques sont tenus de respecter.
Le Gouvernement fait valoir que le DEP, en précisant qu’il existait un peuple kurde distinct en Turquie et soulignant que celui-ci livrait une guerre de libération nationale, essayait d’établir, au sein de la nation turque, une discrimination fondée sur l’appartenance ethnique. Cette approche, qui propose de créer une minorité basée sur l’origine ethnique au sein de la nation, est incompatible avec l’intégrité nationale. Or cette dernière notion se fonde sur l’égalité des droits des citoyens sans aucune distinction.
40. Par ailleurs, selon le Gouvernement, dans une période de terrorisme menaçant l’intégrité territoriale, les dirigeants d’un parti politique doivent s’abstenir de propos appuyant les terroristes ou reprenant leurs thèses ou faisant leur apologie. Se référant aux déclarations de l’ex-président du parti, qui a présenté les assassinats commis par les militants séparatistes comme les actes d’une lutte de libération des citoyens kurdes, le Gouvernement fait valoir qu’à aucun moment, les instances dirigeantes du DEP ne se sont départies de telles déclarations, mais se sont identifiées complètement avec ces prises de position.
Ces propos et prises de position s’aligneraient aux rapports tissés et promus entre le DEP et le PKK. Le Gouvernement se réfère à cet égard à la condamnation des ex-députés du DEP au pénal pour être membres du PKK, organisation séparatiste armée. Les discours mis en cause en l’espèce, compte tenu de leur caractère provocateur et incitatrice à la violence, seraient en conformité avec les objectifs poursuivis par le PKK dans ses actions armées.
41. Quant à l’absence de condamnation au pénal prononcée à l’encontre des auteurs des déclarations en question dans la présente affaire, le Gouvernement fait observer que la dissolution d’un parti politique ne constitue pas une conclusion liée à la violation d’une norme pénale, mais un moyen de préserver l’ordre libéral démocratique et, en tant que tel, joue un rôle préventif. En résumé, les activités ne constituant pas des infractions pénales pourraient justifier cette dissolution.
42. Le Gouvernement estime que, dans ces circonstances, la dissolution du DEP était « nécessaire dans une société démocratique » et répondait à un besoin social impérieux, à savoir la sauvegarde de l’ordre public et des droits d’autrui.
ii. Appréciation de la Cour
43. La Cour rappelle que, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie.
Il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37). Etant donné que leurs activités prennent part à un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 17, §§ 42 et 43).
44. Quant aux liens entre la démocratie et la Convention, la Cour a fait les observations suivantes (voir, parmi d’autres, l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 21–22, § 45) :
« La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public européen » (…). Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part (…). Le même préambule énonce ensuite que les Etats européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les valeurs sous-jacentes à la Convention (…) ; à plusieurs reprises, elle a rappelé que celle-ci était destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (…).
En outre, les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique ». La démocratie apparaît ainsi comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle. »
45. La Cour a aussi déterminé les limites dans lesquelles les formations politiques peuvent mener des activités en bénéficiant de la protection des dispositions de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie précité, p. 27, § 57) :
« (…) l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés. »
46. Sur ce point, la Cour a déjà estimé qu’un parti politique peut mener campagne en faveur d’un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : (1) les moyens utilisés à cet effet doivent être à tous points de vue légaux et démocratiques ; (2) le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux. Il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas une ou plusieurs règles de la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs (arrêt Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 49 (9.4.02) ; voir aussi, mutatis mutandis, les arrêts Parti socialiste et autres c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998–III, pp. 1256-1257, §§ 46 et 47, et Lawless c. Irlande du 1er juillet 1961 (fond), série A no 3, pp. 45–46, § 7).
47. On ne saurait exclure non plus que le programme d’un parti politique ou les déclarations de ses responsables cachent des objectifs et intentions différents de ceux qu’ils affichent publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme ou desdites déclarations avec l’ensemble des actes et prises de position de leurs titulaires (voir les arrêts précités Parti communiste unifié de Turquie et autres, p. 27, § 58, et Parti socialiste et autres, pp. 1257-1258, § 48).
48. Par ailleurs, dans la recherche de la nécessité d’une ingérence dans une société démocratique, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 11 § 2, implique un « besoin social impérieux ».
La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas que la Cour doit se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Ahmed et autres c. Royaume-Uni du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, pp. 2377-2378, § 55 ; l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, pp. 500-501, § 40).
49. En l’espèce, il appartient à la Cour d’apprécier si la dissolution du DEP et les sanctions accessoires infligées au requérant répondaient à un « besoin social impérieux » et si elles étaient « proportionnées aux buts légitimes poursuivis ».
50. La Cour note d’emblée que dans son arrêt de dissolution, la Cour constitutionnelle n’a pas examiné la conformité de la loi du programme et des statuts du DEP, mais s’est prononcée uniquement sur la question de savoir si ses activités politiques se heurtaient ou non aux interdictions en la matière. Pour prononcer la dissolution du parti, elle a tiré argument de deux déclarations publiques de son ex-président ainsi que d’une déclaration de l’une de ses instances dirigeantes, qu’elle a considérées comme des faits et éléments de preuve liant ce parti politique dans son ensemble. En conséquence, la Cour peut limiter son examen aux dites déclarations.
A cet égard, la Cour ne peut donner suite à la demande du Gouvernement d’élargir la portée de l’examen de l’affaire aux condamnations pénales de plusieurs députés du DEP postérieurement à la dissolution de ce parti politique. Elle rappelle à cet égard que dans son arrêt Sadak et autres c. Turquie du 17 juillet 2001 (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96 (Sect. 1) (bil.), CEDH 2001-VIII), elle a constaté que les ex-députés du DEP avaient été condamnés pour être membres d’une organisation terroriste à l’issue d’un procès qui comportait plusieurs manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention. En outre, aucun élément du dossier ne donne foi à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les actes ou discours des ces ex-députés du DEP aient été pris en compte par la Cour constitutionnelle dans l’arrêt concernant la dissolution du parti.
Besoin social impérieux
51. La Cour doit d’abord élucider la question de savoir si le DEP poursuivait des buts contraires aux principes de la démocratie. Il est vrai que la Cour constitutionnelle turque reprocha au DEP d’« envisager l’admission d’une identité kurde avec toutes ses conséquences, à savoir la création d’un Etat indépendant » au détriment de la Turquie et d’éperonner ainsi la cause du PKK menée par des actes de terrorisme.
52. La Cour constate à son tour que le comité central du DEP affirmait, dans sa déclaration écrite en question, qu’il existait un conflit armé en Turquie en raison du problème kurde, que ce problème était de nature politique et qu’il devait être résolu dans le respect de l’identité kurde. Dans les discours de l’ex-président du DEP, parallèlement à des critiques virulentes contre les politiques gouvernementales à l’égard des citoyens d’origine kurde et à des plaidoiries de la lutte pour la reconnaissance de l’identité kurde, quelques remarques reflétaient une aspiration à la fondation d’un Etat kurde.
53. La Cour accepte que les principes mentionnés par les instances du DEP, tels que la solution politique du problème kurde, la reconnaissance de l’identité kurde et le souhait exprimé par son ex-président de fonder une administration autonome ou séparée ne sont pas, comme tels, contraires aux principes fondamentaux de la démocratie. Même si des propositions s’inspirant de ces principes risquent de heurter les lignes directrices de la politique gouvernementale ou les convictions majoritaires dans l’opinion publique, le bon fonctionnement de la démocratie exige que les formations politiques puissent les introduire dans le débat public afin de contribuer à la solution des questions générales qui concerne l’ensemble des acteurs de la vie politique (voir, parmi d’autres, l’arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A no 323, p. 25, § 52 ; l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, § 57 ).
54. La Cour n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle la formulation de la part du DEP de réclamations d’autonomie ou de séparatisme se résume, dans les circonstances de l’espèce, en un soutien aux actes terroristes. Si on acceptait ce point de vue, on aurait diminué la possibilité pour les formations politiques de traiter ces types de question dans le cadre d’un débat démocratique, et on aurait permis aux mouvements armés de monopoliser la défense de ces principes, ce qui serait fortement en contradiction avec l’esprit de l’article 11 et avec les principes démocratiques qui l’inspirent (Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, précité, § 57).
55. Toujours en ce qui concerne la compatibilité des idées prônées par le DEP avec les principes de la démocratie, la Cour considère qu’il n’est pas utilement démontré dans l’arrêt de dissolution du 30 juin 1994 que le DEP, par le biais de ses projets politiques, envisageait de compromettre le régime démocratique en Turquie (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, CEDH 1999-VIII – (8.12.99), p. 356, § 41). Il n’est pas non plus soutenu devant la Cour que le DEP avait des chances réelles d’instaurer un système gouvernemental qui ne serait pas approuvé par tous les acteurs de la scène politique (voir, mutatis mutandis, arrêt Parti communiste unifié de Turquie précité, p. 27, § 57).
56. Quant à la question de savoir si le DEP menait sa campagne politique par des moyens légaux et démocratiques, ou si ses dirigeants prônaient le recours à la violence comme moyen politique, la Cour constitutionnelle estima que dans les déclarations du DEP, les actes d’une organisation terroriste étaient considérés comme étant le combat pour l’indépendance livré par des citoyens d’origine kurde, vivant à l’est et au sud-est de l’Anatolie, régions que le DEP appelait le Kurdistan.
57. Ces constats se trouvent à la base de la thèse que le Gouvernement a soutenue devant la Cour et selon laquelle les responsables du DEP auraient incité la population à la haine ethnique, à l’insurrection, et donc à la violence.
La Cour doit rechercher si de tels constats peuvent passer pour être fondés sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
58. Elle préfère examiner en premier lieu le discours de l’ex-président du DEP prononcé à Bonn et la déclaration écrite du comité centrale du DEP, intitulée « l’appel à la paix de la part du DEP ».
59. Elle observe d’abord que dans ces deux déclarations, les dirigeants du DEP n’exprimaient aucun soutien ou approbation explicites du recours à la violence à des fins politiques. Il est vrai que les deux déclarations comportent des critiques sévères et hostiles à l’encontre de certains comportements du Gouvernement en matière de sécurité et de réclamations pro-kurdes. Elles réagissent également contre les agissements des forces de l’ordre dans leur lutte contre le terrorisme. Cependant selon la Cour, il s’agit d’une critique politique des autorités turques, à laquelle l’usage de mots tels que « refus », «génocide », « exil », « révolution kurde » confère une certaine virulence. En tout état de cause, ces critiques ne peuvent constituer, à elles seules, des éléments de preuve afin d’assimiler le DEP aux groupes armés procédant à des actes de violence. La Cour rappelle à cet égard que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du Gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif des pouvoirs législatif et judiciaire, de la presse et de l’opinion publique (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, pp. 23-24, § 46).
60. La Cour n’est pas convaincue que dans ces deux déclarations, les responsables du DEP, en critiquant la politique gouvernementale et les agissements des forces de l’ordre, poursuivaient un but autre que celui de remplir leur devoir de signaler les préoccupations de leurs électeurs. Elle conclut que s’agissant de ces deux déclarations, la mesure de dissolution appliquée au DEP ne correspondait pas à un « besoin social impérieux ».
61. Quant à la déclaration de l’ex-président du DEP faite lors de la réunion d’un parti politique kurde-irakien, le KDP, la Cour note que celle-ci comprend plusieurs messages : le premier reflète le désir de son auteur d’un Etat kurde séparé et uni. Un deuxième message assimile le mouvement armé du PKK à une guerre de libération au Kurdistan du nord et qualifie les militants du PKK morts dans ce conflit armé, d’enfants du peuple kurde qui se sont sacrifiés pour la patrie et pour la libération des kurdes afin de fonder un Etat kurde. Un troisième message a pour but de stigmatiser les parties adverses, notamment le Gouvernement de Turquie, par l’emploi du terme « ennemi » qui « utilise des hélicoptères Cobra » et qui, quand il « tue, il ne se demande pas si c’est un membre du KDP ou si c’est un membre du PKK » mais qui « dit qu’ils sont kurdes ».
62. Selon la Cour, notamment les deuxième et troisième messages que contient le discours prononcé à Erbil par l’ex-président du DEP s’analysent en une approbation au recours à la force comme moyen politique et à un appel de le faire, tout en renforçant des préjugés déjà ancrés dans divers milieux de la société et qui se sont exprimés au travers d’une violence meurtrière. Il convient en outre de noter la situation qui régnait en matière de sécurité dans le Sud-Est de la Turquie en 1993, lorsque ces propos ont été prononcés : depuis 1985 environ, de graves troubles faisaient rage entre les forces de sécurité et les membres du PKK et avaient entraîné de nombreuses pertes humaines et la proclamation de l’état d’urgence dans la plus grande partie de la région (arrêt Zana précité, p. 2539, § 10). Dans ce contexte, force est de considérer que la teneur des propos était susceptible d’insuffler une haine profonde et irrationnelle envers ceux qui étaient présentés comme « ennemis » de la population d’origine kurde. De ce fait, le lecteur retire l’impression que le recours à la violence est une mesure de libération nécessaire et justifiée face à « l’ennemi ».
63. La Cour estime sur ce point que la prise d’une mesure à l’encontre des propos de l’ex-président du DEP à Erbil au nord de l’Irak pouvait raisonnablement répondre à un « besoin social impérieux ». La Cour constate d’ailleurs qu’une instruction pénale avait été déclenchée contre l’auteur de ces propos. Pour les besoins de la présente affaire, la Cour doit déterminer maintenant si la dissolution du parti auquel appartenait l’auteur de ce discours constituait une mesure proportionnelle au but visé.
Proportionnalité de la mesure litigieuse
64. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport aux buts qu’elle poursuit (voir, par exemple, l’arrêt Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
Elle considère qu’en l’espèce, un seul discours tenu par un ex dirigeant du parti prononcé à l’étranger dans une autre langue que le turc et devant un public qui n’était pas directement concerné par la situation en Turquie avait un impact potentiel très limité sur la « sécurité nationale », l’« ordre » public ou l’« intégrité territoriale » de la Turquie. Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que ce discours ne pouvait constituer à lui seul une raison justifiant une sanction aussi générale que la dissolution de tout un parti politique, tout en se souvenant que la responsabilité individuelle de son auteur avait été déjà engagée au plan pénal. La Cour estime ainsi que la dissolution du DEP pour le discours de son ex-président à Erbil, en Iraq du nord, ne saurait passer pour proportionnelle aux buts visés.
65. En conclusion, la dissolution du DEP, dans la mesure où elle était fondée sur la déclaration de son comité central et le discours de son ex-président à Bonn, ne correspondait pas à un « besoin social impérieux », et dans la mesure où elle se basait sur le discours de son ex-président à Erbil, n’était pas proportionnelle aux buts visés. Il en résulte que la dissolution du DEP ne peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique ».
66. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9, 10 ET 14 DE LA CONVENTION
67. Le requérant allègue également une violation des articles 9, 10 et 14 de la Convention. Ses griefs portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l’article 11, la Cour juge inutile de les examiner séparément.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
68. Le requérant se plaint que le DEP n’a pas bénéficié d’une audience publique dans la procédure devant la Cour constitutionnelle. Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
69. Le Gouvernement excipe d’emblée de l’inapplicabilité de l’article 6 à la procédure devant la Cour constitutionnelle. Il fait notamment valoir que la procédure devant cette juridiction portait exclusivement sur la question de la compatibilité des actes du DEP avec les dispositions de la Constitution et ne concernait nullement les droits de caractère civil des requérants.
70. La Cour a déjà considéré, dans la décision sur la recevabilité de l’affaire Refah Partisi, Erbakan, Kazan et Tekdal contre la Turquie (Nos 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98, déc. 03.10.2000) que des griefs similaires étaient incompatibles ratione materiae avec les dispositions de l’article 6 de la Convention :
« (…) l’applicabilité de l’article 6 § 1 à une procédure constitutionnelle dépend du fond et de l’ensemble des données de chaque cas d’espèce (arrêt Bock c. Allemagne du 29.03.1989, série A no 150, p. 18, § 37). Elle doit donc déterminer si les allégations formulées par les requérants au cours de la procédure constitutionnelle en question peuvent s’analyser en une contestation relative à un droit de caractère civil ou à une accusation en matière pénale.
En effet, la procédure devant la Cour constitutionnelle portait sur un litige relatif au droit du R.P. de poursuivre, en tant que parti politique, ses activités politiques. Il s’agissait donc, par excellence, d’un droit de nature politique qui, comme tel, ne relève pas de la garantie de l’article 6 § 1 de la Convention.
Il en est de même de l’interdiction, faite par l’article 69 de la Constitution aux fondateurs et aux dirigeants des partis politiques dissous, d’être fondateurs et dirigeants d’un nouveau parti. Il s’agit, ici aussi, d’une restriction des droits politiques des intéressés qui ne saurait relever de l’article 6 § 1 de la Convention, ni au titre d’une contestation portant sur un droit civil, ni au titre d’une accusation en matière pénale.
Il est vrai que la dissolution du R.P. a entraîné d’office, en vertu de la loi nationale, le transfert de son patrimoine au Trésor public et qu’à ce titre, une contestation aurait pu s’élever à propos d’un droit patrimonial, et donc civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Cependant, le droit au respect des biens du R.P. ne faisait aucunement l’objet du “litige” débattu devant la Cour constitutionnelle. Les parties, à savoir le procureur général et le R.P., n’ont contesté, ni dans le cadre de la procédure constitutionnelle, ni dans le cadre d’une autre procédure, le transfert des biens du R.P. au Trésor public, conséquence directe de la dissolution du parti politique telle que prévue par la loi. La Cour est d’avis que la présente affaire se distingue de l’affaire Ruiz-Mateos précitée (arrêt du 23 juin 1993, série A no 262, p. 24, § 59) qui portait sur des actions dont le caractère « civil » au sens de l’article 6 § 1 était indéniable, et sur des procédures constitutionnelles inextricablement liées aux premières. En l’espèce, toutefois, il n’y a pas eu de contestation portant sur un droit civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, le transfert des biens des parties ne faisant l’objet d’aucun litige (voir, mutatis mutandis, arrêt Pierre-Bloch c. France, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, fasc. 53, §§48-61).
Partant, la Cour estime que la procédure litigieuse ne concernait ni une contestation sur les droits et obligations de caractère civil des requérants ni une accusation en matière pénale dirigée contre eux, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. »
71. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de cette conclusion dans le cadre de la présente affaire. Il est vrai que le droit au respect des biens du DEP ne faisait aucunement l’objet du « litige » débattu devant la Cour constitutionnelle, ni d’une autre procédure, le transfert des biens du HEP au Trésor public étant la conséquence directe de la dissolution du parti politique telle que prévue par la loi.
Partant, l’article 6 de la Convention ne s’applique pas au cas d’espèce.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
72. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage en raison de la déchéance du mandat parlementaire de M. Hatip Dicle
73. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel correspondant aux salaires de député qu’il aurait perçus s’il n’avait pas été déchu de son mandat de député (qui devait prendre fin en décembre 1995) comme sanction accessoire à la décision de dissolution du DEP. Il évalue ce préjudice 58 534,44 dollars américains (USD). Le requérant réclame pour les mêmes raisons 50 000 USD au titre de dommage moral.
74. Le Gouvernement soutient que le salaire que perçoit un député lui est accordé pour l’accomplissement de fonctions très particulières et ne peut être pris comme base pour le calcul d’une somme censée indemniser la perte du requérant pour une période au cours de laquelle il n’accomplissait pas cette tache. Il estime qu’en cas de violation, le constat de celle-ci devrait suffire à en effacer les effets moraux.
75. La Cour rappelle que dans son arrêt Sadak et autres c. Turquie du 11 juin 2002 ((no 2), nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95) CEDH 2002-IV. § 56), elle a accordé à M. Hatip Dicle la somme de 50 000 EUR en raison de la déchéance de son mandat parlementaire, considérée indépendamment de la dissolution du DEP. Dès lors, elle rejette dans la présente affaire les demandes de satisfaction équitable présentées au même titre par M. Hatip Dicle.
B. Dommage moral pour le parti politique DEP
76. Le requérant réclame à ce titre 5 000 000 USD pour le parti politique DEP. Il soutient qu’à l’issue de la dissolution du DEP, qui était représenté au Parlement par 13 députés, les fondateurs et les membres du DEP ainsi qu’une partie importante de la population ont été privés de la possibilité de formuler leurs réclamations par des moyens démocratiques et ont souffert de l’augmentation des activités terroristes et du durcissement du climat politique.
77. Le Gouvernement combat également cette revendication. Il soutient qu’il n’existe plus d’organe qui représente le DEP et qu’il n’est pas possible d’accorder de compensation à tous les membres du parti politique dissous. En cas de violation, le constat de celle-ci devrait suffire à en effacer les effets moraux. Alternativement, il attire l’attention sur l’indemnité accordée par la Cour dans l’affaire Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie (arrêt du 8 décembre 1999, [GC], no 23885/94, CEDH 1999-VIII, § 57).
78. La Cour estime qu’à la différence du Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP c. Turquie précité, §§ 55-57), le DEP a pouvoir activement participé à la vie politique de la Turquie, même au niveau du législatif (13 députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie au moment de sa dissolution). Il représentait le mouvement politique principal qui privilégiait les attentes d’une certaine partie de la population en Turquie. Sa dissolution a privé ces attentes d’être articulées et prises en compte en premier lieu dans l’enceinte du parlement turc et par la suite sur la scène politique nationale. Il en résulte que la dissolution du DEP a dû causer de profonds sentiments de frustration dans le chef de ses membres, de ses dirigeants de tous les niveaux, tant nationaux que locaux.
Statuant en équité, la Cour accorde la somme de 200 000 EUR (deux cent milles euros) au titre du préjudice moral, aux membres et aux dirigeants du parti requérant. Cette somme sera versée à M. Hatip Dicle, qui représente le DEP et qui sera chargé de la mettre à la disposition des membres et dirigeants du parti.
C. Frais et dépens
79. Au titre des frais et dépens, le DEP demande 310 344 FRF, soit 220 000 FRF pour les honoraires d’avocat occasionnés par sa représentation devant la Cour constitutionnelle et à Strasbourg, et 90 344 FRF pour les frais de traduction, de communication et de voyage liés à cette représentation.
80. Le Gouvernement estime tout d’abord que les frais afférents à la représentation du DEP devant la Cour constitutionnelle ne sauraient entrer en ligne de compte ici, car cette intervention serait sans rapport avec la procédure devant les instances de Strasbourg. En outre, les sommes relatives aux honoraires et aux autres frais pour deux avocats seraient inacceptables, aux montants exagérés et déraisonnables. Or il s’agirait en l’espèce d’une affaire plutôt simple qui ne requerrait pas beaucoup de temps ni de travail.
81. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention elle octroie le remboursement des frais et dépens dont le caractère réel, nécessaire et raisonnable a été établi (voir, parmi d’autres, l’arrêt Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). A cet égard, il y a lieu de rappeler que la Cour peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu’il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci une violation constatée par la Cour (arrêt Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 45, CEDH 1999-I).
En l’occurrence, les frais afférents à la défense du DEP devant la Cour constitutionnelle ont été engagés pour prévenir la dissolution du parti, laquelle a fait l’objet du constat de violation ci-dessus (paragraphe 66 ci-dessus). En conséquence, ils entrent en ligne de compte pour le calcul de la satisfaction équitable.
82. La Cour, même si elle estime que l’affaire revêtait une certaine complexité, juge elle aussi partiellement justifiés les nombres d’heures ainsi que les frais de voyage et de traduction indiqués par les conseils des requérants. Au vu des diligences accomplies par Me Alatas et Me Kaplan, statuant en équité et selon les critères qui se dégagent de sa jurisprudence, la Cour alloue aux requérants une somme globale de 10 000 EUR (dix mille euros) au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
83. L’indemnité étant libellée en euros, à convertir dans la monnaie nationale à la date du règlement, la Cour considère que le taux des intérêts moratoires doit refléter le choix qu’elle a fait d’adopter l’euro comme monnaie de référence. Elle juge approprié de fixer comme règle générale que le taux des intérêts moratoires à payer sur les montants dus exprimés en euros doit être basé sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement concernant l’applicabilité de l’article 11 ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation des articles 9, 10 et 14 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, que l’article 6 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce ;
5. Dit, à la majorité,
a) que l’Etat défendeur doit verser à M.Hatip Dicle, représentant le parti requérant dans la procédure devant la Cour, dans un délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 200 000 EUR (deux cent mille euros) pour dommage moral, à être transférés par M. Hatip Dicle aux membres et dirigeants du DEP ;
ii. 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens ;
b) que les montants alloués au requérant seront exemptes de toute taxe et charge fiscale, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, et à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’BOYLE Antonio PASTOR RIDRUEJO
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement séparée, partiellement dissidente de M. Gölcüklü.
A.P.R.
M.O.B.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE (de F. GÖLCÜKLÜ)
A la rigueur, je considère cette affaire comme un cas limite en ce qui concerne l’article 11. Ayant à l’esprit l’importance des partis politiques dans une société démocratique, j’ai voté, donc, avec la majorité, la violation de cette disposition. Toutefois, qu’il me soit permis d’attirer l’attention sur certains paragraphes du discours et messages prononcés par les responsables du parti en différents lieux et en différentes dates, lesquels auraient pu bien être examinés sous la lumière du deuxième paragraphe dudit article. Entre autres, par exemple : « Quiconque fait quoique ce soit pour l’indépendance et la libération du Kurdistan, nous le respectons. Tout est pour l’Etat du Kurdistan (…) ô, les soldats armés du Parti de la Démocratie du Kurdistan, la cause de votre parti représente votre nom (…). Chez nous aussi (on connaît) votre nom, il est (d’ailleurs) le siège de la guerre (…) Les soldats morts pour ce pays (…). Notre serment est la mort. Oh ! la Patrie ! Nous sacrifions nos vies pour toi ! Tes linceuls sont nos vêtements. Nous ne demandons pas de recevoir des cadeaux ou l’(octrois de faveurs par) ferman. Vous pouvez vendre nos sangs pour racheter le Kurdistan… » (paragraphe 20 du présent arrêt, souligné par nous-mêmes. Ces affirmations ne portent-elles pas une odeur de racisme, de haine d’origine ethnique, d’incitation à la violence ? Sont-elles des paroles innocentes et leurs auteurs sont-ils vraiment des anges pacifiques de bonne foi ? N’y a-t-il pas lieu de poser ces questions ?
Par contre, je m’écarte radicalement de la majorité quant à l’application de l’article 41. Je m’explique : la Cour a accordé la somme de 200 000 € (deux cents mille Euros) au titre de préjudice moral aux membres et aux dirigeants du parti requérant. Selon la majorité « cette somme sera versée à M. Hatip DİCLE qui représente le DEP et qui sera chargé de mettre cette somme à disposition des membres et dirigeants du parti » (souligné par nous).
Cette conclusion est dépourvue de tout fondement juridique et logique : voici avant tout ce qu’avait déjà dit la Cour dans ses arrêts précédents relatifs à la dissolution des partis politiques en réponse aux demandes identiques :
Arrêt Parti Communiste Unifié de Turquie et autres du 30 janvier 1990 :
« 66. Pour dommage matériel, le TBKP réclame 20 000 000 francs français (FRF) « en contrepartie des pertes subies par le TBKP jusqu’à la fin de l’année 1997 du fait de la dissolution et de la perte de la personnalité juridique, lesquelles ont enfreint le droit du TBKP de jouir de ses biens personnels, des cotisations de ses membres et sympathisants et des aides publiques ». Au titre de pertes futures, le TBKP sollicite le paiement de 3 000 000 FRF par an, à partir du 1er janvier 1998 et jusqu’à ce que l’arrêt de la Cour constitutionnelle soit annulé, que le TBKP soit reconnu en droit interne et qu’il puisse se reconstituer.
68. Le délégué de la Commission invite la Cour à examiner de près la question de savoir si les montants réclamés ne sont pas trop hypothétiques pour servir de base à l’application de l’article 50. Au cas où la Cour déciderait d’accorder une somme de ce chef, il s’interroge sur le caractère réaliste des chiffres avancés par les requérants.
69. La Cour note que la demande dont il s’agit repose sur une application fictive des dispositions qui, dans la loi sur les partis politiques, régissent l’octroi, à certaines conditions, d’aides publiques auxdits partis, ainsi que sur une estimation des cotisations des membres et sympathisants du TBKP. Or on ne saurait spéculer sur l’effet de l’application desdites dispositions au TBKP ni sur le montant des cotisations éventuelles. En conséquence, il y a lieu de rejeter la demande, en l’absence de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice allégué.
2. MM. Sargın et Yağcı
70. Pour dommage moral, MM. Sargın et Yağcı réclament chacun 2 000 000 FRF. A l’appui de cette demande, ils invoquent le fait que la dissolution du TBKP a entraîné l’interdiction pour eux d’exercer toute activité politique, que ce soit comme électeurs ou mandataires élus ou comme fondateurs, dirigeants ou contrôleurs financiers d’un parti politique.
72. A supposer que la Cour veuille accorder une somme de ce chef, le délégué de la Commission met en doute le caractère réaliste du montant exigé par MM. Sargın et Yağcı.
73. La Cour admet que MM. Sargın et Yağcı ont subi un dommage moral. Elle l’estime toutefois suffisamment compensé par le constat de violation de l’article 11. »
Arrêt Parti socialiste et autres du 25 mai 1998
« B. Dommage, et frais et dépens
64. Au titre du dommage matériel, les requérants réclament 1 500 000 dollars américains (USD) : 1 000 000 USD pour le SP et 250 000 USD chacun pour MM. Dogu Perinçek et Ilhan Kırıt. Pour préjudice moral, ils sollicitent 6 000 000 USD, soit 2 000 000 USD par requérant.
A l’appui de ces revendications, les intéressés soulignent que le SP disposait de plus de 400 bureaux répartis sur l’ensemble de la Turquie, que tous ses avoirs ont été saisis, qu’il avait obtenu le droit de se présenter aux élections, y avait participé et était l’unique Parti socialiste de gauche lorsque sa dissolution a été prononcée. D’après les requérants, les milliers de personnes à l’origine de la fondation du SP – lequel avait été actif pendant quatre ans avant d’être dissous – et les dirigeants de celui-ci ont subi un important préjudice moral et financier.
66. D’après le délégué de la Commission, la présentation – très générale et hypothétique – qu’ont donnée les requérants de leurs prétentions au titre de l’article 50 ne suffit pas pour y faire droit.
67. La Cour relève que les requérants n’ont fourni aucune pièce justificative à l’appui de leurs demandes, aux montants importants, pour dommage matériel ainsi que pour frais et dépens. En conséquence, elle ne saurait accueillir celles-ci (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique du 3 juillet 1997 (article 50), Recueil 1997-IV, p. 1299, § 24). Elle note toutefois que les requérants ont reçu 57 187 FRF au titre de l’assistance judiciaire payée par le Conseil de l’Europe.
Quant au dommage moral, la Cour note qu’à la différence du TBKP, le SP a d’abord vu la Cour constitutionnelle approuver ses statuts et son programme, puis a été actif pendant quatre ans avant d’être ensuite dissous par la Cour constitutionnelle. Il en est résulté un préjudice moral certain dans le chef de MM. Perinçek et Kırıt. Statuant en équité, la Cour l’évalue à 50 000 FRF chacun. »
Arrêt Parti de la liberté et de la Démocratie (ÖZDEP) du 8 décembre 1999 :
« A. Dommage matériel
51. Pour dommage matériel, l’ÖZDEP réclame 500 000 francs français (FRF). Cette somme représenterait les coûts cumulés de la fondation du parti, de la location de locaux, des frais de déplacement et de logement des membres en vue de la fondation du parti, de la mise en place de ses structures dans quarante provinces, notamment en vue de la participation aux élections, ainsi que de l’impression et de la diffusion de brochures.
53. De l’avis du délégué de la Commission, il n’y a pas de raison pour la Cour de s’écarter de ce qu’elle a jugé dans les affaires du Parti communiste unifié et du Parti socialiste précitées.
54. La Cour relève que le parti requérant n’a fourni aucune pièce justificative à l’appui de sa demande. En conséquence, elle ne saurait accueillir celle-ci (article 60 § 2 du règlement ; voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti socialiste et autres précité, p. 1261, § 67).
B. Dommage moral
55. L’ÖZDEP réclame en outre 200 000 FRF en compensation du préjudice moral résultant de sa dissolution.
57. De l’avis de la Cour, la dissolution de l’ÖZDEP a dû causer, dans le chef de ses fondateurs et membres, un profond sentiment de frustration. La Cour évalue à 30 000 FRF la somme à verser à M. Mevlüt İlik, qui représente l’ÖZDEP pour les besoins de la procédure devant la Cour (paragraphe 1 ci-dessus), au titre du préjudice moral subi par les fondateurs et membres du parti requérant. »
Affaires Yazar, Karataş, Aksoy et le Parti du travail du Peuple (HEP). Arrêt du 9 avril 2002 :
« A. Dommage matériel
69. Les requérants réclament 500 000 francs français (FRF) pour chacun d’entre eux au titre du dommage matériel. Ils font valoir qu’ils ont été également condamnés au pénal, ultérieurement à la dissolution du HEP, pour leurs discours qu’ils avaient prononcés dans le cadre de leurs activités au sein de ce parti et que, de ce fait, ils n’ont pu exercer, durant leur détention, leur profession d’avocat.
71. La Cour relève que le lien de causalité ne se trouve pas suffisamment établi entre le fait jugé constitutif d’une violation (paragraphe 61 ci-dessus) et la perte de revenus professionnels alléguée par les requérants. Partant, elle ne peut y faire droit.
B. Dommage moral
72. Les requérants réclament à ce titre 250 000 FRF chacun.
74. La Cour note que le HEP a été actif pendant trois ans avant d’être ensuite dissous [souligné par nous] par la Cour constitutionnelle. Il en résulte un préjudice moral certain dans le chef de MM. Yazar, Karatas et Aksoy. Statuant en équité, la Cour accorde 10 000 EUR (dix mille euros) à chacun d’entre eux. »
Ces arrêts constituaient la jurisprudence établie de la Cour ; Or, j’estime qu’il n’y a aucune raison – dans cette affaire Dicle pour DEP c. Turquie – pour que la Cour s’écarte de ce qu’elle avait jugé dans les affaires similaires susmentionnées.
Selon la Cour, les 200 000 € accordés seront confiés à M. Dicle pour être distribués aux dirigeants et membres du Parti dissous. Ce dispositif de l’arrêt n’est absolument pas exécutable matériellement. La Cour est-elle sûre que longtemps après la dissolution du DEP, les registres du parti sont conservés intactes pour qu’on puisse identifier avec exactitude les membres et dirigeants pour que ces derniers obtiennent la part qui leur revient pour le prétendu dommage moral subi ? Que deviendra la part de ceux qui seront décédés depuis ou ceux dont l’adresse est inconnue ? Comment M. Dicle pourra trouver les héritiers présumés ou leurs adresses actuelles ? Ce ne sont que quelques unes des questions qui se posent quant à la distribution de ladite somme. D’une façon ou d’une autre, cette somme de 200 000 € restera définitivement dans les comptes de M. Dicle, ce qui contribuera à son enrichissement sans cause, c’est-à-dire sans motif légitime. Bref, cette somme non négligeable ne peut et ne doit jamais être confiée à M. Dicle.
J’attire encore une fois l’attention de la Cour sur le fait que dans l’affaire ÖZDEP, la même Cour a accordé seulement 30 000 FRF au responsable du parti au titre du préjudice moral subi par les fondateurs et membres du parti requérant dissous. La contradiction entre ces deux arrêts est patente.
La Cour a accordé la somme de 200 000 € « statuant en équité ». Que signifie la notion d’équité dans le contexte de cette affaire ? La part de chaque ayant-droit changera en fonction de leur nombre. Or la Cour connaissait-elle le nombre exact (voir approximatif) des intéressés qui partageront entre eux le « gâteau » ? Qu’ils soient vingt ou bien cinq cents, le résultat sera bien différent et l’équité sera évaporée. Or, d’une façon ou d’une autre, la conclusion de la majorité pour l’octroi d’une indemnité pour dommage moral à tous les dirigeants et membres du parti – lesquels ne sont ni parties dans cette affaire, ni ont sollicité individuellement quoique ce soit – ne mérite pas un examen sérieux et raisonnable.
J’ajouterai que la somme accordée est exorbitante et sans précédent dans la jurisprudence de la Cour. Sur l’application de l’article 41, les observations du Gouvernement défendeur sont instructives et pertinentes (voir paragraphe 77 du présent arrêt).
J’estime enfin que les sommes accordées pour frais et dépens sont excessives et sans commune mesure avec les précédentes. Dans la présente affaire, la défense des intérêts de la partie requérante ne présentait aucune difficulté particulière pour les avocats vu les précédents et la jurisprudence de la Cour en la matière.
Autore:
Corte Europea dei Diritti dell'Uomo
Dossier:
C.E.D.U. - Strasburgo
Parole chiave:
Discriminazione, Libertà di religione, Libertà di associazione, Libertà di espressione, Partiti politici, Diritto ad un equo processo
Natura:
Sentenza