Osservatorio delle libertà ed istituzioni religiose

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Osservatorio delle Libertà ed Istituzioni Religiose

Documenti • 12 Ottobre 2004

Sentenza 12 novembre 2003, n.26482/95

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section)
AFFAIRE PARTI SOCIALISTE DE TURQUIE (STP) ET AUTRES
c. TURQUIE
(Requête no 26482/95)
ARRÊT
STRASBOURG
12 novembre 2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Parti socialiste de Turquie (STP) et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. COSTA, président,
L. LOUCAIDES,
C. BIRSAN,
K. JUNGWIERT,
V. BUTKEVYCH,
Mme A. MULARONI, juges,
M. F. GÖLCÜKLÜ, juge ad hoc,
et de Mme S. DOLLE, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26482/95) dirigée contre la République de Turquie et dont un parti politique, le Parti socialiste de Turquie (STP) ainsi que treize ressortissants de cet Etat, MM. İlhami Alkan, Süleyman Zeyyat Baba, Murat Beşer, Sedat Cengiz, Nihat Çağlı, Mehmet Ali Doğan, Aydemir Güler, Kemal İbrahim Okuyan, Uğur Pişmanlık, Ahmet Hamdi Samancılar et Hüseyin Yıldız, Mmes Neşenur Domaniç et Selma Kuzulugil (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 3 février 1995 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me B. H. Durna, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.
3. Les requérants alléguaient en particulier que la dissolution du STP a méconnu leurs droits à la liberté d’association, à la liberté de pensée et d’expression, et qu’ils étaient victimes d’une discrimination en raison des opinions politiques défendues par leur parti.
4. La Commission a déclaré la requête en partie recevable le 12 janvier 1998 puis, faute d’avoir pu en terminer l’examen avant le 1er novembre 1999, l’a déférée à la Cour à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole no 11 à la Convention.
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le premier requérant, le Parti socialiste de Turquie (Sosyalist Türkïye Partisi, ci-après le STP), était un parti politique dissous par un arrêt de la Cour constitutionnelle rendu le 30 novembre 1993. Les autres requérants en étaient les membres fondateurs.
8. Le STP fut fondé le 6 novembre 1992 et la déclaration y afférente fut déposée auprès du ministère de l’Intérieur.
9. Le 25 février 1993, le procureur général de la République près la Cour de cassation intenta devant la Cour constitutionnelle une action en dissolution du STP. Dans son réquisitoire, il lui reprochait d’avoir enfreint les principes de la Constitution et la loi sur les partis politiques. Il estima que, de par son contenu et ses objectifs, son programme portait atteinte à l’intégrité territoriale et à l’unité de la nation.
10. Le 4 mars 1993, le président de la Cour constitutionnelle transmit le réquisitoire du procureur général au président du STP et invita ce dernier à soumettre ses observations préliminaires en défense.
11. Dans ses observations présentées le 7 mai 1993, l’avocat du STP demanda, à titre préliminaire, la tenue d’une audience ainsi que l’audition des responsables du parti. Il soutint notamment que la loi sur les partis politiques contenait des dispositions contraires aux droits fondamentaux garantis par la Constitution. D’autre part, il fit valoir la nécessité de substituer aux normes antidémocratiques de la Constitution les principes du droit international. Il soutint en outre que le réquisitoire du parquet manquait d’objectivité, dans la mesure où il était fondé sur l’interprétation erronée de certains passages isolés, sélectionnés dans le programme du parti.
12. Le 16 juin 1993, le procureur général soumit à la Cour constitutionnelle ses réquisitions quant au fond de l’affaire.
13. Le 29 juillet 1993, l’avocat du STP présenta ses observations écrites quant au fond.
14. Le 30 novembre 1993, la Cour constitutionnelle décida de dissoudre le STP.
15. Dans son arrêt, publié au Journal officiel du 9 août 1994, elle rappela en premier lieu les grands principes de la Constitution relatifs à cette affaire et selon lesquels les personnes qui vivent sur le territoire turc, quelle que soit leur origine ethnique, forment une unité à travers leur culture commune. L’ensemble de ces personnes qui fonde la République de Turquie se nomme la « nation turque ». Les groupes ethniques constituant la « nation » ne se divisent pas en majorité ou minorité. La Cour constitutionnelle rappela que, selon la Constitution, aucune distinction d’ordre politique ou juridique, qui serait fondée sur l’origine ethnique ou raciale, n’est autorisée entre les citoyens turcs : tous les ressortissants peuvent bénéficier sans distinction de tous les droits civils, politiques et économiques.
16. En ce qui concerne particulièrement les citoyens turcs d’origine kurde, la Cour constitutionnelle indiqua que ceux-ci jouissaient des mêmes droits que les autres citoyens turcs dans toutes les régions de la Turquie. Elle ajouta qu’il n’en résultait pas que l’identité kurde était reniée par la Constitution : les ressortissants d’origine kurde ne sont pas empêchés d’exprimer leur identité kurde. La langue kurde peut être utilisée dans tous les lieux privés, dans les locaux de travail, dans la presse écrite et dans les œuvres artistiques et littéraires.
17. La Cour constitutionnelle rappela le principe selon lequel toute personne est tenue de respecter les dispositions de la Constitution même si elle ne les approuve pas. La Constitution ne défend pas que l’on fasse valoir des différences mais interdit la propagande fondée sur la distinction raciale et destinée à mettre fin à l’ordre constitutionnel. Elle rappela que, selon le traité de Lausanne, une langue distincte ou une origine ethnique distincte ne suffisaient pas, à elles seules, à accorder à un groupe la qualité de minorité.
18. Pour ce qui est du contenu du programme du STP, la Cour constitutionnelle observa qu’il supposait l’existence en Turquie d’un peuple kurde distinct, ayant une culture et une langue qui lui étaient propres. Selon la Cour constitutionnelle, le STP réclamait un droit à l’autodétermination pour les Kurdes et soutenait le droit de mener une « guerre d’indépendance ». Elle observa que l’attitude adoptée par le STP était comparable à celle des groupes terroristes et constituait en soi une provocation illicite à la violence.
19. La Cour constitutionnelle conclut que les activités du STP entraient, entre autres, dans le cadre des restrictions énoncées au paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention ainsi que dans celui des dispositions de son article 17. Elle rappela dans ce contexte que la Charte de Paris pour une nouvelle Europe condamnait le racisme, la haine d’origine ethnique et le terrorisme. Par ailleurs, l’Acte final de Helsinki garantit le respect des principes de l’inviolabilité des frontières et de l’intégrité du territoire.
20. La Cour constitutionnelle ordonna dès lors la dissolution du STP en vertu de l’article 101, alinéa a, de la loi sur les partis politiques, au motif que son programme était de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation.
21. La Cour constitutionnelle invoqua notamment certains passages du programme qui se lisent comme suit :
« Mouvement de libération nationale : de nos jours, l’une des dynamiques les plus importantes au monde est le mouvement national kurde, l’insistance et l’ampleur de ce mouvement ont fait que celui-ci occupe une place particulière parmi les mouvements de libération nationale. De la poursuite de cette lutte dépend la création de nouvelles dynamiques. »
« Moyen-Orient : la Turquie se situe à l’intersection des dynamiques qui produisent le déséquilibre et l’instabilité, la lutte nationale d’extrême gauche découle du mouvement kurde. »
« Le peuple kurde pourra préserver et développer sa langue et sa culture. »
« Le droit à l’autodétermination des peuples, y compris celui de la sécession sera garanti par les lois et par les instruments sociaux. »
« Appel aux forces socialistes et révolutionnaires pour assurer le droit à l’autodétermination. »
« Les moyens de propagande seront utilisés, dans le processus de la libération socialiste, en vue d’assurer la coexistence des peuples turc et kurde. »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
22. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 2
« La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »
Article 3 § 1
« L’Etat de Turquie constitue, avec son territoire et sa nation, une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc. »
Article 14
« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une secte religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »
Article 68
« Les citoyens ont le droit de fonder des partis politiques et, conformément à la procédure prévue à cet effet, d’y adhérer et de s’en retirer. (…)
Les partis politiques sont les éléments indispensables de la vie politique démocratique.
Les partis politiques sont fondés sans autorisation préalable et exercent leurs activités dans le respect de la Constitution et des lois.
(…) Le statut, le règlement et les activités des partis politiques ne peuvent être contraires à l’indépendance de l’Etat, à son intégrité territoriale et celle de sa nation, aux droits de l’homme, aux principes d’égalité et de la prééminence du droit, à la souveraineté nationale, ou aux principes de la République démocratique et laïque. Il ne peut être fondé de partis politiques ayant pour but de préconiser et d’instaurer la domination d’une classe sociale ou d’un groupe, ou une forme quelconque de dictature. (…) »
Article 69
« Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités étrangères à leurs statuts et à leurs programmes, et ne peuvent se soustraire aux restrictions prévues à l’article 14 de la Constitution ; ceux qui les enfreignent sont définitivement dissous. (…)
Les décisions et le fonctionnement interne des partis politiques ne peuvent être contraires aux principes de la démocratie. (…)
Dès la fondation des partis politiques, le procureur général de la République contrôle en priorité la conformité à la Constitution et aux lois de leurs statuts et programmes ainsi que de la situation juridique de leurs fondateurs. Il en suit également les activités.
La Cour constitutionnelle statue sur la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République.
Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons des partis politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d’un nouveau parti politique, et il ne peut être fondé de nouveaux partis politiques dont la majorité des membres serait constituée de membres d’un parti politique dissous. (…) »
23. A l’époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi no 2820 se lisaient ainsi :
Article 78
« Les partis politiques :
a) ne peuvent ni viser, ni inciter des tiers (…) à mettre en péril l’existence de l’Etat et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de peau, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou à instaurer, par tout moyen, un régime étatique fondé sur de telles notions et conceptions. (…) »
Article 80
« Les partis politiques ne peuvent avoir pour but d’affaiblir le principe de l’Etat unitaire sur lequel se fonde la République turque ni se livrer à des activités poursuivant pareille fin. »
Article 81
« Les partis politiques ne peuvent :
a) affirmer l’existence, sur le territoire de la République de Turquie, de minorités fondées sur des différences tenant à la culture nationale ou religieuse, à l’appartenance à une secte, à la race ou à la langue ;
b) avoir pour but la destruction de l’intégrité de la nation en se proposant, sous couvert de protection, promotion ou diffusion d’une langue ou d’une culture non turques, de créer des minorités sur le territoire de la République de Turquie ou de se livrer à des activités connexes. (…) »
Article 90 (premier article du chapitre 4)
« Les statuts, programmes et activités des partis politiques ne peuvent contrevenir à la Constitution et à la présente loi. »
Article 101
« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique :
a) dont les statuts ou le programme (…) se révèlent contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi, ou
b) dont l’assemblée générale, le comité central ou le conseil administratif (…) adoptent des décisions, émettent des circulaires ou font des communications (…) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (…), ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général font des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions (…) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
24. Les requérants allèguent que la dissolution du STP a enfreint leur droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention, qui se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
1. Sur l’existence d’une ingérence
25. Le Gouvernement ainsi que les requérants reconnaissent que la dissolution du STP s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’association de ces derniers. C’est aussi l’opinion de la Cour.
2. Sur la justification de l’ingérence
26. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
27. Les parties s’accordent à considérer que l’ingérence était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant notamment sur les articles 2, 3, 14 et 68 ancien de la Constitution puis 78, 80, 81, 90 et 101 de la loi no 2820 sur les partis politiques (paragraphes 22-23 ci-dessus). La Cour n’a aucune raison de s’écarter de cette analyse.
b) But légitime
28. Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes : la défense de la sûreté publique, la protection des droits d’autrui, la sécurité nationale et l’intégrité territoriale du pays.
29. Les requérants affirment qu’ils n’ont aucunement prôné la séparation des Kurdes de la Turquie, ni la fondation d’un Etat nouveau kurde.
30. La Cour considère que les mesures litigieuses peuvent passer pour avoir visé au moins un des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 11 : la protection de la « sécurité nationale ».
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Thèse des parties
31. Les requérants soutiennent que le programme du STP faisait une analyse globale du monde actuel et du Moyen-Orient, non pas spécifiquement de la Turquie et du mouvement kurde, et qu’il mettait l’accent sur la coexistence volontaire des peuples et non la sécession d’un certain peuple, et qu’il n’invitait point « les citoyens à la violence, à la haine et à la discrimination ethnique ».
32. Ils font aussi valoir que le programme du STP défendait « le droit à l’autodétermination des peuples en général et le droit à préserver et développer leur langue et leur culture ainsi que la coexistence volontaire des peuples turc et kurde ».
33. Le Gouvernement fait observer que les objectifs contenus dans le programme du STP étaient de nature à inciter une partie de la population turque au soulèvement ainsi qu’à des activités illégales, telles que l’élaboration d’un nouvel ordre politique et de certaines lois incompatibles avec les principes constitutionnels de l’Etat turc.
34. Se référant à la décision de la Cour constitutionnelle allemande par laquelle celle-ci a rejeté l’argumentation du parti communiste selon laquelle tant que la Loi fondamentale est en vigueur les buts du marxisme-léninisme ne sont pas à l’ordre du jour au motif « qu’il ne suffit pas de proclamer qu’un tel but politique est éloigné parce qu’il ne peut être atteint dans un proche avenir », le Gouvernement souligne que le programme du STP exprimait clairement « un mépris à l’égard de l’ordre constitutionnel de la République de Turquie ».
35. Il fait valoir en outre qu’en invoquant une distinction entre les « peuple kurde et peuple turc » et qu’en se basant sur « le droit à l’autodétermination du peuple kurde », le STP essayait d’établir, au sein de la nation turque, une discrimination fondée sur l’appartenance ethnique. Cette approche, qui propose de créer une minorité basée sur l’origine ethnique au sein de la nation, est incompatible avec l’intégrité nationale. Or, cette dernière notion se fonde sur l’égalité des droits des citoyens sans aucune distinction. Le Gouvernement estime que, dans ces circonstances, la dissolution du STP était « nécessaire dans une société démocratique » et répondait à un besoin social impérieux, à savoir la sauvegarde de l’ordre public et des droits d’autrui.
ii. Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle que, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et la liberté de les exprimer constituent l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie.
37. Aux yeux de la Cour, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37). Etant donné que leurs activités prennent part à un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 17, §§ 42-43).
38. La Cour a déjà estimé qu’un parti politique peut mener campagne en faveur d’un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : (1) les moyens utilisés à cet effet doivent être à tous points de vue légaux et démocratiques ; (2) le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux. Il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas une ou plusieurs règles de la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs (Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 49, 9 avril 2002 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lawless c. Irlande, arrêt du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 45-46, § 7 ; Parti socialiste et autres c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil 1998–III, pp. 1256-1257, §§ 46-47 ; Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 42342/98, 41343/98 et 41344/98, § 98, CEDH 2003).
39. Par ailleurs, dans la recherche de la nécessité d’une ingérence dans une société démocratique, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 11 § 2, implique un « besoin social impérieux ».
40. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas que la Cour doit se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, Ahmed et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, pp. 2377-2378, § 55, et Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, pp. 500-501, § 40).
41. La Cour note d’emblée que le STP a été dissous avant même d’avoir pu entamer ses activités et que, dès lors, cette mesure a été ordonnée sur la seule base de son programme. A l’instar des autorités nationales, la Cour s’appuiera donc sur lui pour apprécier la nécessité de l’ingérence litigieuse.
42. Elle relève que la Cour constitutionnelle a considéré que le STP réclamait un droit à l’autodétermination pour les Kurdes et soutenait le droit de mener une « guerre d’indépendance ». En opérant, dans son programme, une distinction entre les nations kurde et turque, il aurait révélé son intention d’oeuvrer en faveur de la création de minorités, lesquelles menaceraient l’intégrité territoriale de l’Etat. C’est pourquoi la Constitution interdirait l’autodétermination autant que l’autonomie régionale.
43. La Cour relève que, lus ensemble, les passages en cause présentent un projet politique visant pour l’essentiel à établir, dans le respect des règles démocratiques, un ordre social englobant les peuples turc et kurde. Selon le même programme, « les moyens de propagande seront utilisés, dans le processus de libération socialiste, en vue d’assurer la coexistence des peuples turc et kurde ». Il y est certes question aussi du droit à l’autodétermination des peuples ; toutefois, lus dans leur contexte, ces propos n’encouragent pas la séparation d’avec la Turquie (paragraphe 21 ci-dessus).
Aux yeux de la Cour, le fait qu’un tel projet politique passe pour incompatible avec les principes et structures actuels de l’Etat turc ne le rend pas contraire aux règles démocratiques. Il est de l’essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un Etat, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (voir Parti socialiste et autres, précité, p. 1257, § 47).
44. La Cour rappelle qu’eu égard au rôle essentiel des partis politiques pour le bon fonctionnement de la démocratie (voir Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, p. 17, § 25), les exceptions visées à l’article 11 appellent, à l’égard de partis politiques, une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les Etats contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante (ibidem, p. 22, § 46).
45. A l’analyse, la Cour ne voit rien qui, dans le programme du STP, puisse passer pour un appel à la violence, au soulèvement ou à toute autre forme de rejet des principes démocratiques, ce qui est un élément essentiel à prendre en considération (voir, mutatis mutandis, Okçuoğlu c. Turquie [GC], no 24246/94, § 48, 8 juillet 1999).
46. De l’avis de la Cour, l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés (voir Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 57). Or, à en juger par son programme, tel était bien l’objectif du STP dans ce domaine.
47. Certes, on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme avec les actes et prises de position de son titulaire (voir Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, p. 27, § 58, et Parti socialiste et autres, précité, pp. 1257-1258, § 48).
48. Or en l’espèce, le programme du STP n’aurait guère pu se voir démenti par de quelconques actions concrètes car, dissous dès sa fondation, le parti n’a pas même eu le temps d’en mener. Il s’est ainsi fait sanctionner pour un comportement relevant uniquement de l’exercice de la liberté d’expression.
49. La Cour est prête aussi à tenir compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir, parmi d’autres, Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 9 et suiv., §§ 11 et suiv., et Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2281 et 2284, §§ 70 et 84). Toutefois, en l’espèce, elle ne voit pas d’éléments lui permettant de conclure, en l’absence de toute activité du STP, à une quelconque responsabilité de celui-ci pour les problèmes que pose le terrorisme en Turquie.
50. En conséquence, une mesure aussi radicale que la dissolution immédiate et définitive du STP, prononcée avant même ses premières activités, apparaît disproportionnée au but visé et, partant, non nécessaire dans une société démocratique.
51. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9, 10 ET 14 DE LA CONVENTION
52. Les requérants allèguent également une violation des articles 9, 10 et 14 de la Convention. Leurs griefs portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l’article 11, la Cour juge inutile de les examiner séparément.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
54. Pour dommage matériel, le STP réclame 10 000 000 francs français (FRF), soit 1 524 490 euros (EUR), en contrepartie des pertes prétendument subies du fait de sa dissolution et de la perte de sa personnalité juridique, lesquelles ont méconnu son droit de jouir de ses biens personnels, des cotisations de ses membres et sympathisants et des aides publiques.
55. Au titre du dommage matériel et pour préjudice moral, chacun des requérants réclament 3 000 000 FRF, soit 457 347 EUR.
56. Le Gouvernement juge excessives les sommes demandées par les requérants.
57. Concernant le STP, la Cour relève que le parti requérant n’a fourni aucune pièce justificative à l’appui de sa demande. En conséquence, elle ne saurait accueillir celle-ci (voir Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 69).
58. La Cour admet que les requérants, membres fondateurs du STP, ont subi un dommage moral. Elle l’estime toutefois suffisamment compensé par le constat de violation de l’article 11.
B. Frais et dépens
59. Au titre des frais et dépens, les requérants demandent 140 000 FRF, soit 21 342 EUR.
60. Le gouvernement ne se prononce pas en la matière.
61. Statuant en équité et selon les critères qui se dégagent de sa jurisprudence, la Cour alloue aux requérants réunis la somme globale de 10 000 EUR au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
62. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

2. Dit qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation des articles 9, 10 et 14 de la Convention ;

3. Rejette la demande de satisfaction équitable au titre du dommage subi par le STP ;

4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les autres requérants ;

5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à l’ensemble des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, une somme globale de 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. DOLLE J.-P. COSTA
Greffière Président