Osservatorio delle libertà ed istituzioni religiose

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Osservatorio delle Libertà ed Istituzioni Religiose

Documenti • 12 Luglio 2017

Sentenza 11 luglio 2017

 
European Court of Human Rights
Cour européenne des droits de l'homme

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BELCACEMI ET OUSSAR c. BELGIQUE

(Requête no 37798/13)

ARRÊT

STRASBOURG

11 juillet 2017

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Belcacemi et Oussar c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 juin 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37798/13) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Samia Belcacemi, et une ressortissante marocaine, Mme Yamina Oussar, ont saisi la Cour le 31 mai 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérantes ont été représentées par Me I. Wouters, avocate à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. Les requérantes se plaignent du fait que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage les prive de la possibilité de revêtir le voile intégral. Elles dénoncent une violation des articles 3, 5, 8, 9, 10 et 11 de la Convention pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention.
4. Le 9 juin 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La première requérante est née le 19 janvier 1981, et réside à Schaerbeek. La deuxième requérante est née le 10 mars 1973, et réside à Liège.
6. Les requérantes, qui se déclarent de confession musulmane, indiquent avoir pris, de leur propre initiative, la décision de porter le niqab – voile couvrant le visage à l’exception des yeux – afin d’être en accord avec leurs convictions religieuses. Elles firent le choix de porter le voile intégral, conformément à leurs convictions religieuses. Elles expliquent avoir toujours enlevé leur voile spontanément et/ou sur demande de façon ponctuelle quand des circonstances précises le justifiaient, par exemple lors d’un contrôle d’identité, devant les cours et tribunaux, à la poste, etc.
7. La première requérante explique avoir été verbalisée à Etterbeek en 2009 sur la base d’un règlement de police communal pour port du voile intégral dans l’espace public. Le tribunal de police de Bruxelles, par jugement du 26 janvier 2011, infirma la décision de police infligeant une amende administrative et considéra que le règlement communal sur ce point était contraire à l’article 9 de la Convention.
8. Quant à la deuxième requérante, elle fut verbalisée à Molenbeek Saint-Jean en juin 2011, également sur la base d’un règlement de police communal, pour port du voile intégral.
9. À la suite de la promulgation le 1er juin 2011 de la loi interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage (voir paragraphe 16, ci-dessous), la première requérante décida, dans un premier temps, de continuer à circuler voilée sur la voie publique. Toutefois sous la pression, elle décida, dans l’attente de la décision de la Cour, de retirer temporairement son voile. Elle explique qu’en tant que mère de famille, elle a des responsabilités familiales et n’a pas d’autre option que de devoir faire face, dans l’espace public, à la crainte des verbalisations, la stigmatisation créée par la loi, le coût élevé que les amendes risqueraient d’impliquer voire le risque d’être envoyée en prison.
10. La deuxième requérante déclare avoir décidé, quant à elle, de rester chez elle de sorte que sa vie privée et sociale a été considérablement, réduite.
11. Le 26 juillet 2011, les requérantes firent une action en suspension et en annulation de la loi devant la Cour constitutionnelle. Leur demande de suspension fut rejetée par un arrêt no 148/2011 du 5 octobre 2011.
12. Deux personnes physiques et une association poursuivirent également l’annulation de la loi.
13. L’ensemble des recours en annulation furent rejetés par la Cour constitutionnelle par un arrêt no 145/2012 du 6 décembre 2012 (voir paragraphes 23 et suivants, ci-dessous).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution belge

14. La Constitution belge, en son article 19, protège la liberté de religion en ces termes :
« La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés. »
15. L’article 22 de la Constitution protège le droit au respect de la vie privée et familiale en ces termes :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit. »

B. La loi du 1er juin 2011

16. La loi interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage a été promulguée le 1er juin 2011 et est entrée en vigueur le 23 juillet 2011.
17. Les dispositions pertinentes de la loi du 1er juin 2011 sont rédigées comme suit :
« Art. 2. Dans le Code pénal, il est inséré un article 563bis rédigé comme suit :
Art. 563bis. Seront punis d’une amende de quinze euros à vingt-cinq euros (lire : de 120 à 200 euros) et d’un emprisonnement d’un jour à sept jours ou d’une de ces peines seulement, ceux qui, sauf dispositions légales contraires, se présentent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie, de manière telle qu’ils ne soient pas identifiables.
Toutefois, ne sont pas visés par l’alinéa 1er, ceux qui circulent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’ils ne soient pas indentifiables et ce, en vertu de règlements de travail ou d’une ordonnance de police à l’occasion de manifestations festives. »
18. Il ressort des travaux préparatoires de la loi que les auteurs de la proposition de loi qui a mené à l’adoption de la loi entendaient souscrire à un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches culturelles, philosophiques ou religieuses. C’est ainsi qu’ils préconisaient d’interdire le port, dans l’espace public, de tout vêtement dissimulant totalement ou de manière principale le visage, insistant sur le fait que cette interdiction ne reposait pas seulement sur des considérations d’ordre public mais plus fondamentalement sur des considérations sociales, indispensables à l’estime des auteurs de la proposition, au « vivre ensemble » dans une société émancipatrice et protectrice des droits de tous et de chacun (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, p. 5, et Doc. parl., Chambre, session extraordinaire 2010, DOC 53-0219/001, p. 5).
19. En ce qui concerne l’objectif de sécurité publique et juridique, les auteurs de la proposition de loi s’exprimèrent comme suit (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, pp. 5-6, et Doc. parl., Chambre, session extraordinaire 2010, DOC 53-0219/001, pp. 5-6) :
« Dans la mesure où chaque personne circulant sur la voie publique ou dans les lieux publics doit être identifiable, le port de vêtement masquant totalement le visage pose d’évidents problèmes quant à la sécurité publique. Pour interdire ce type de comportements, de nombreuses communes se sont dotées de règlements en vue d’interdire le port de tels vêtements, tout en permettant d’y déroger à l’occasion d’évènements spécifiques. Toutefois, force est de constater que, dans une même ville, certaines communes ne prescrivent pas pareilles interdictions. Cette différenciation des régimes entraîne une forme d’insécurité́ juridique intenable pour les citoyens ainsi que pour les autorités chargées de sanctionner ce type de comportement.
Les auteurs estiment donc qu’il est souhaitable que cette question soit réglée au niveau fédéral de manière à ce que la même règle s’applique à l’ensemble du territoire. »
20. Quant au « vivre ensemble », les auteurs de la proposition de loi écrivaient ce qui suit (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, pp. 6-7, et Doc. parl., Chambre, session extraordinaire 2010, DOC 53 0219/001, pp. 6-7) :
« Au-delà de cet aspect purement sécuritaire, les vêtements cachant totalement ou de manière principale le visage, nous interpellent également au niveau de leur principe. Fondamentalement, tout comme Levinas, nous estimons que c’est par le visage que se manifeste notre humanité.
Elisabeth Badinter a posé, dans le cadre de son audition au sein de la mission d’information sur la burqa, instituée à l’Assemblée nationale française, une analyse pertinente sur le problème de socialisation que pose ce type de vêtement.
Bien qu’elle se soit exprimée sur la problématique particulière de la burqa ou du niqab, nous estimons que cette analyse porte un message plus universel encore et peut s’appliquer de manière plus générale à tout ce qui vise à dissimuler l’humanité présente en chacun de nous. (…)
Dans une société où nous postulons comme préalable indispensable au mieux vivre ensemble, une rencontre entre tous et l’élaboration d’un pacte citoyen commun, permettant de représenter la société dans sa composition nouvelle, nous affirmons ne pouvoir renoncer au principe du ‘Reconnaître pour connaître’. »
21. Ces préoccupations furent rappelées lors des discussions en commission et en assemblée plénière de la Chambre des représentants. On y évoqua notamment la dimension du vivre ensemble et le rôle déterminant que jouait le visage dans le contact social (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004 p. 10 ; Doc. parl., Chambre, 2010-2011, CRIV 53 PLEN 030, pp. 54, 56 et 60).
22. Un amendement qui tendait à remplacer l’intitulé de la loi en vue d’interdire explicitement le port de la burqa ou du niqab (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/003, p. 1) fut rejeté lors du vote en commission (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004, p. 23).

C. L’arrêt no 145/2012 de la Cour constitutionnelle

23. Par un arrêt no 145/2012 du 6 décembre 2012, la Cour constitutionnelle rejeta des recours en annulation exercés contre la loi du 1er juin 2011 tout en émettant une réserve d’interprétation de la loi à propos des lieux de culte.
24. Quant aux origines de la loi et à ses objectifs, la Cour constitutionnelle fit état des éléments suivants :
« B.4.2. Les auteurs de la proposition de loi [qui a mené à l’adoption de la loi attaquée] entendaient souscrire à un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches culturelles, philosophiques ou religieuses. C’est ainsi qu’ils préconisaient d’interdire le port, dans l’espace public, de tout vêtement dissimulant totalement ou de manière principale le visage, insistant sur le fait que cette interdiction ne reposait pas seulement sur des considérations d’ordre public mais plus fondamentalement sur des considérations sociales, indispensables à l’estime des auteurs de la proposition, au « vivre ensemble » dans une société émancipatrice et protectrice des droits de tous et de chacun (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, p. 5, et Doc. parl., Chambre, S.E. 2010, DOC 53-0219/001, p. 5). »
25. En ce qui concerne l’objectif de sécurité publique et juridique, on peut lire ce qui suit :
« Dans la mesure où chaque personne circulant sur la voie publique ou dans les lieux publics doit être identifiable, le port de vêtement masquant totalement le visage pose d’évidents problèmes quant à la sécurité publique.
Pour interdire ce type de comportements, de nombreuses communes se sont dotées de règlements en vue d’interdire le port de tels vêtements, tout en permettant d’y déroger à l’occasion d’événements spécifiques. Toutefois, force est de constater que, dans une même ville, certaines communes ne prescrivent pas pareilles interdictions. Cette différenciation des régimes entraîne une forme d’insécurité juridique intenable pour les citoyens ainsi que pour les autorités chargées de sanctionner ce type de comportement.
Les auteurs estiment donc qu’il est souhaitable que cette question soit réglée au niveau fédéral de manière à ce que la même règle s’applique à l’ensemble du territoire (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC52-2289/001, pp.5-6, et Doc. parl., Chambre, S.E.2010, DOC 53-0219/001, pp. 5-6). »
26. Saisie sur le terrain de la conformité de la loi avec la liberté de pensée, de conscience et de religion telle que garantie par l’article 9 de la Convention, la Cour constitutionnelle se prononça sur le moyen tiré du caractère imprécis de la loi en ses notions de « lieux accessibles au public » et d’« identifiabilité ». En ce qui concerne le terme « identifiable », elle jugea que rien dans les travaux préparatoires ne faisait apparaître qu’il y aurait eu lieu d’accorder une autre signification à cette notion que celle qui lui est conférée par le langage courant et le sens commun. Se référant ensuite à la définition de la notion de « lieu public » donnée par la Cour de cassation ainsi qu’à la définition donnée aux termes « lieux accessibles au public » par plusieurs autres textes législatifs belges, la Cour constitutionnelle considéra qu’il ne pouvait être admis que cette notion était à ce point vague qu’elle ne permettrait pas à chacun de savoir où son comportement tombait sous le coup de la loi.
27. Sur le point de savoir si l’interdiction du port du voile répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis par le législateur, la Cour constitutionnelle s’exprima comme suit :
« B.17. Il ressort de l’exposé de la proposition qui est à l’origine de la loi attaquée (…) que le législateur a entendu défendre un modèle de société qui fait prévaloir l’individu sur ses attaches philosophiques, culturelles et religieuses en vue de favoriser l’intégration de tous et faire en sorte que les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales que sont le droit à la vie, le droit à la liberté de conscience, la démocratie, l’égalité de l’homme et de la femme ou encore la séparation de l’Église et de l’État.
(…) les travaux préparatoires de la loi attaquée font apparaître que trois objectifs ont été poursuivis : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.
B.18. De tels objectifs sont légitimes et entrent dans la catégorie de ceux énumérés à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme que constituent le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.
B.19. La Cour doit encore examiner si les conditions de nécessité dans une société démocratique et de proportionnalité par rapport aux objectifs légitimes poursuivis sont remplies.
B.20.1. Il ressort des travaux préparatoires de la loi attaquée que l’interdiction du port d’un vêtement dissimulant le visage a notamment été dictée par des raisons de sécurité publique. À cet égard, ces travaux font état de la commission d’infractions par des personnes dont le visage était dissimulé (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/005, p. 8 ; Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004, p. 7).
B.20.2. L’article 34, § 1er, de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police habilite les fonctionnaires de police à contrôler l’identité de toute personne s’ils ont des motifs raisonnables de croire, en fonction de son comportement, d’indices matériels ou de circonstances de temps et de lieu, qu’elle est recherchée, qu’elle a tenté de commettre une infraction ou se prépare à la commettre, qu’elle pourrait troubler l’ordre public ou qu’elle l’a troublé. Ce contrôle d’identité pourrait être entravé si la personne concernée avait le visage dissimulé et refusait de coopérer à un tel contrôle. En outre, les personnes qui ont le visage dissimulé ne seraient en général pas ou difficilement reconnaissables si elles commettaient des infractions ou troublaient l’ordre public.
B.20.3. Ce n’est pas non plus parce qu’un comportement n’aurait pas encore pris une ampleur de nature à mettre l’ordre social ou la sécurité en péril que le législateur ne serait pas autorisé à intervenir. Il ne peut lui être reproché d’anticiper en temps utile un tel risque en réprimant des comportements lorsqu’il est établi que la généralisation de ceux-ci entraînerait un danger réel.
B.20.4. Compte tenu de ce qui précède, le législateur pouvait estimer que l’interdiction de dissimuler le visage dans les lieux accessibles au public est nécessaire pour des raisons de sécurité publique.
B.21. Le législateur a également motivé son intervention par une certaine conception du « vivre ensemble » dans une société fondée sur des valeurs fondamentales qui, à son estime, en découlent.
L’individualité de tout sujet de droit d’une société démocratique ne peut se concevoir sans que l’on puisse percevoir son visage, qui en constitue un élément fondamental. Compte tenu des valeurs essentielles qu’il entend défendre, le législateur a pu considérer que la circulation dans la sphère publique, qui concerne par essence la collectivité, de personnes dont cet élément fondamental de l’individualité n’apparaît pas, rend impossible l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société. Si le pluralisme et la démocratie impliquent la liberté de manifester ses convictions notamment par le port de signes religieux, l’État doit veiller aux conditions dans lesquelles ces signes sont portés et aux conséquences que le port de ces signes peut avoir. Dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence de priver le sujet de droit, membre de la société, de toute possibilité d’individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un tel vêtement, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique.
B.22. Quant à la dignité de la femme, ici encore, le législateur a pu considérer que les valeurs fondamentales d’une société démocratique s’opposent à ce que des femmes soient contraintes de dissimuler leur visage sous la pression de membres de leur famille ou de leur communauté et soient privées ainsi, contre leur gré, de la liberté de disposer d’elles-mêmes.
B.23. Toutefois, (…) le port du voile intégral peut correspondre à l’expression d’un choix religieux. Ce choix peut être guidé par diverses motivations aux significations symboliques multiples.
Même lorsque le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré dans le chef de la femme, l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer, dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comportement non conciliable avec ce principe d’égalité entre l’homme et la femme. Comme la Cour l’a relevé en B.21, le port d’un voile intégral dissimulant le visage prive, en effet, la femme, seule destinataire de ce prescrit, d’un élément fondamental de son individualité, indispensable à la vie en société et à l’établissement de liens sociaux.
B.24. La Cour doit encore examiner si le recours à une sanction de nature pénale en vue de garantir le respect de l’interdiction que la loi prévoit n’a pas des effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis.
(…)
B.26. Lorsque le législateur estime que certains manquements doivent faire l’objet d’une répression, il relève de son pouvoir d’appréciation de décider s’il est opportun d’opter pour des sanctions pénales sensu stricto ou pour des sanctions administratives.
B.27. Compte tenu des disparités constatées entre les communes et des divergences jurisprudentielles qui sont apparues dans cette matière, le législateur a pu considérer qu’il s’imposait d’assurer la sécurité juridique en uniformisant la sanction infligée lorsque le port d’un vêtement dissimulant le visage dans les lieux accessibles au public est constaté.
B.28. Dès lors que l’individualisation des personnes, dont le visage est un élément fondamental, constitue une condition essentielle au fonctionnement d’une société démocratique dont chaque membre est un sujet de droit, le législateur a pu considérer que dissimuler son visage pouvait mettre en péril le fonctionnement de la société ainsi conçue et devait, partant, être pénalement réprimé.
B.29.1. Sous réserve de ce qui est mentionné en B.30, en ce qu’elle s’adresse aux personnes qui, librement et volontairement, dissimulent leur visage dans les lieux accessibles au public, la mesure attaquée n’a pas d’effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis dès lors que le législateur a opté pour la sanction pénale la plus légère. La circonstance que la peine puisse être plus lourde en cas de récidive ne mène pas à une autre conclusion. Le législateur a pu, en effet, estimer que le contrevenant qui est condamné pour un comportement pénalement réprimé ne réitérera pas ce comportement, sous la menace d’une sanction plus lourde.
B.29.2. Pour le surplus, il y a lieu d’observer, en ce qui concerne les personnes qui dissimuleraient leur visage sous la contrainte, que l’article 71 du Code pénal prévoit qu’il n’y a pas d’infraction lorsque l’auteur des faits a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister.
B.30. La loi attaquée prévoit une sanction pénale à l’égard de toute personne qui, sauf dispositions légales contraires, se présente le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’elle ne soit pas identifiable, dès lors qu’il s’agit de lieux accessibles au public. Il serait manifestement déraisonnable de considérer que ces lieux doivent s’entendre comme incluant les lieux destinés au culte. Le port de vêtements correspondant à l’expression d’un choix religieux, tels que le voile qui couvre intégralement le visage dans de tels lieux, ne pourrait faire l’objet de restrictions sans que cela porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté de manifester ses convictions religieuses.
B.31. Sous réserve de cette interprétation, le premier moyen dans l’affaire no 5191 et le deuxième moyen dans les affaires nos 5244 et 5290 ne sont pas fondés. »
28. En ce que la loi aurait créé une situation de discrimination à l’égard des femmes portant le voile intégral contraire notamment aux articles 14 de la Convention et 1er du Protocole no 12 à la Convention, la Cour constitutionnelle considéra ce qui suit :
« B.56. (…)
Comme l’indiquent les parties requérantes, la loi attaquée peut certes avoir des conséquences plus contraignantes à l’égard de l’exercice, par certaines femmes de confession musulmane, de certaines de leurs libertés fondamentales. Ainsi qu’il ressort de l’examen des moyens qui précède, la restriction apportée à leurs droits n’est pas disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis par le législateur et répond au caractère de nécessité dans une société démocratique. Il est, partant, raisonnablement justifié de ne pas prévoir un traitement différencié pour cette catégorie de personnes. »

D. La loi du 24 juin 2013 relative aux sanctions administratives communales

29. La loi du 24 juin 2013 permet aux communes de traiter l’infraction prévue à l’article 563bis du code pénal (voir paragraphe 17, ci-dessus) au moyen d’amendes administratives ou de mesures alternatives. Les dispositions pertinentes sont formulées en ces termes :
« Article 2 § 1er. Le conseil communal peut établir des peines ou des sanctions administratives contre les infractions à ses règlements ou ordonnances, à moins que des peines ou des sanctions administratives soient établies par ou en vertu d’une loi, d’un décret ou d’une ordonnance pour les mêmes infractions.
(…)
Article 3. Par dérogation à l’article 2, § 1er, le conseil communal peut, en outre, prévoir dans ses règlements ou ordonnances une sanction administrative telle que définie à l’article 4, § 1er, 1o :
(…)
2o pour les infractions visées aux articles 461, 463, 526, 534bis, 534ter, 537, 545, 559, 1o, 561, 1o, 563, 2o et 3o et 563bis, du Code pénal ;
(…)
Article 4 § 1er. Le conseil communal peut prévoir dans ses règlements ou ordonnances la possibilité d’infliger une ou plusieurs des sanctions suivantes pour les faits visés aux articles 2 et 3 :
1o une amende administrative qui s’élève au maximum à 175 euros ou 350 euros selon que le contrevenant est mineur ou majeur ;
(…)
§ 2. Le conseil communal peut prévoir dans ses règlements ou ordonnances les mesures alternatives suivantes à l’amende administrative visée au § 1er, 1o :
1o la prestation citoyenne définie comme étant une prestation d’intérêt général effectuée par le contrevenant au profit de la collectivité ;
2o la médiation locale définie comme une mesure permettant au contrevenant, grâce à l’intervention d’un médiateur, de réparer ou d’indemniser le dommage causé ou d’apaiser le conflit. »
30. Quand les communes saisissent la possibilité prévue par l’article 3, 2o précité, les faits constituent une infraction pénale passible tant d’une peine que d’une sanction administrative.

E. Autres textes pertinents et situation dans d’autres pays

31. Les dispositions pertinentes figurant dans d’autres instruments internationaux ainsi que la situation dans d’autres pays européens sont énoncées dans l’arrêt S.A.S. c. France [GC] (no 43835/11, §§ 35-52, CEDH 2014 (extraits)).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8, 9 ET 10 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

32. Les requérantes dénoncent une violation de leur droit au respect de leur vie privée, de leur droit à la liberté de manifester leur religion ou leurs convictions, et de leur droit à la liberté d’expression. Elles invoquent les articles 8, 9 et 10 de la Convention, dispositions qui sont ainsi libellées :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 9
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 10
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
33. Elles se plaignent également d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les dispositions précitées, l’article 14 étant ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

34. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérantes

35. Les requérantes contestent que la restriction litigieuse résulte de textes présentant la qualité de « loi » exigée par les articles 8 et 9 de la Convention. Elles estiment que la loi du 1er juin 2011 n’est pas énoncée avec suffisamment de précision quant aux notions d’ « espace accessible au public », de « dissimulation » totale ou partielle du visage ou encore d’ « identifiabilité ». Elles soutiennent en outre qu’en l’absence de définition dans la loi, ces notions ne permettent pas, pour des femmes qui portent le voile intégral, de prévoir avec suffisamment de précision quand elles sont ou non en infraction.
36. Les requérantes réfutent que l’interdiction litigieuse réponde à la condition posée par le paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention de nécessité, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Elles sont d’avis que les éléments justifiant l’interdiction pour des raisons sécuritaires n’ont été avancés qu’à l’occasion du voile intégral, qu’ils sont inexistants et que le but réellement poursuivi par la loi est l’interdiction du voile intégral dans l’espace public. Quant à l’objectif du « vivre ensemble » dans une société démocratique, c’est la logique contraire, celle de l’ouverture et de la tolérance qui devrait prévaloir dans une société démocratique pluraliste. Enfin, la problématique de la dignité et de l’égalité entre hommes et femmes est, quant à elle, étrangère à la justification de « protection des droits et libertés d’autrui » dès lors que l’exercice de la liberté et de la volonté des femmes elles-mêmes est entravé.
37. Sur la proportionnalité de cette interdiction par rapport au but poursuivi, les requérantes se plaignent que la Cour constitutionnelle a, à tort, avalisé la thèse selon laquelle le législateur serait fondé à promouvoir un modèle de société faisant fi des convictions philosophiques, religieuses et culturelles et de la liberté des individus qui la composent, en violation des principes d’égalité et de liberté. Faire porter à la loi du 1er juin 2011 un objectif d’intégration et de « vivre ensemble » crée, à leur sens, un renversement complet des valeurs, où l’homogénéité prend le pas sur le droit à la différence, faisant prévaloir de façon péremptoire une certaine conception du « vivre ensemble » et de la démocratie au détriment des libertés individuelles qui en sont le fondement. La circonstance que certains États musulmans aient pris position contre le port du niqab n’est que le reflet de la nécessité de donner un contenu à la référence à l’islam dans leur Constitution.
38. Enfin, se référant à l’opinion séparée commune aux juges Nussberger et Jäderblom jointe à l’arrêt S.A.S. c. France ([GC], no 43835/11, CEDH 2014 (extraits)), les requérantes estiment que la sanction est disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi et que le Gouvernement n’a pas expliqué pourquoi il aurait été impossible d’appliquer des mesures moins restrictives que la pénalisation de la dissimulation du visage dans l’espace public. De plus, il n’apparaît pas que des efforts aient été consentis pour faire obstacle à ce phénomène relativement récent du port du voile intégral à travers, par exemple, des actions de sensibilisation et d’éducation.

b) Le Gouvernement

39. Le Gouvernement fait valoir que l’interdiction litigieuse est formulée dans des termes très similaires à ceux de la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et que celle-ci a été considérée comme remplissant les critères liés à la qualité de la loi au sens du paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention (S.A.S. c. France, précité, § 112).
40. Le Gouvernement fait valoir que l’interdiction législative du voile intégral a été précédée d’une réflexion plus générale notamment sur les origines de l’apparition du voile intégral en Belgique. Dans ce cadre, il a été mis en évidence que le port du voile intégral n’était pas une prescription religieuse figurant dans le Coran et était d’ailleurs interdit dans quelques pays musulmans au motif qu’il était contraire à l’esprit de l’islam. Cela étant, la Cour constitutionnelle dans l’arrêt qu’elle a rendu le 6 décembre 2012 à propos de la loi du 1er juin 2011 (voir paragraphes 24 28, ci-dessus) a transcendé les débats théologiques et intellectuels de cet ordre et a mis en avant trois justifications fondamentales à la loi, à savoir que le port d’un « vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » pose un problème de sécurité, constitue un obstacle au droit des femmes à l’égalité et à la dignité et, plus fondamentalement, met en danger les conditions mêmes du « vivre ensemble ».
41. Le Gouvernement souligne qu’il n’appartient pas aux individus de s’arroger, à la faveur de leurs libertés individuelle ou religieuse, le pouvoir de décider quand ils accepteraient de se découvrir dans l’espace public. L’appréciation des exigences de la sécurité publique doit nécessairement être déléguée à l’autorité publique. Il faut donc se référer aux conditions de la loi pour déterminer les circonstances dans lesquelles un visage peut ou ne peut être dissimulé.
42. Le Gouvernement ne conteste pas que le droit des femmes à l’égalité et à la dignité est invoqué de part et d’autre, et que le port du voile intégral n’est pas nécessairement l’expression d’une soumission aux hommes et peut être l’exercice du droit de choisir sa tenue de manière à inspirer la dignité. Cela étant, si la notion de dignité de la tenue vestimentaire peut être subjective, plus une société est multiculturelle et plus coexistent des formes de convictions religieuses et des formes d’usages culturels, plus les personnes doivent veiller à ne pas s’afficher de manière ostentatoire sur la voie publique. Force est de constater que les codes vestimentaires sont le produit d’un consensus sociétal et le fruit d’un compromis entre les libertés individuelles et les codes d’interaction en société, et que les personnes qui portent un vêtement dissimulant leur visage donnent aux autres le signal qu’elles ne veulent pas participer de manière active à la société alors que l’une des valeurs qui constituent les bases du fonctionnement de la société démocratique est qu’un échange actif entre les individus soit possible.
43. À propos de l’application de l’article 563bis du code pénal, le Gouvernement explique que le ministère public a reçu pour instruction d’apprécier au cas par cas l’opportunité des poursuites et qu’à sa connaissance, aucune peine de prison n’a été retenue jusqu’à présent. Le Gouvernement indique que 13, 16 et 25 procès-verbaux de police renvoyant à l’article 563bis du code pénal ont été enregistrés au niveau national pour les années 2012, 2013 et 2014 par les services de police, indépendamment de la nature pénale ou administrative de la sanction finalement appliquée. Ces chiffres doivent toutefois être considérés avec précaution car toutes les communes n’ont pas repris l’article 563bis dans leur règlementation et la pratique existe de ne rédiger de procès-verbal qu’avec la référence à la disposition correspondante du règlement communal. Enfin, le Gouvernement fait valoir que les amendes pénales et administratives ne sont pas les seules réponses données à la question et, que, sur base de l’article 4, 2o de la loi du 24 juin 2013 (voir paragraphe 29, ci-dessus), les actions de médiation sont privilégiées et ont été entreprises, même si en pratique on observe une réticence des intéressées.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la violation alléguée des articles 8 et 9 de la Convention

44. La Cour a souligné que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage posait des questions tant au regard du droit au respect de la vie privée des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions qu’au regard de leur liberté de manifester celle-ci. Cela étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telles que les requérantes en l’espèce, se plaignent d’être en conséquence empêchées de porter dans l’espace public une tenue que leur pratique d’une religion leur dicte de revêtir, il y a lieu d’examiner cette partie de la requête en mettant l’accent sur la liberté garantie par l’article 9 de la Convention de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (S.A.S. c. France, précité, §§ 106 109).

i. Sur la qualité de la loi

45. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » veut d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais a trait aussi à la qualité de la loi en question : cette expression exige l’accessibilité de la loi aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite (voir, parmi d’autres, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 84, CEDH 2005 XI, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 108-109, CEDH 2015).
46. La Cour note que la Cour constitutionnelle belge a appliqué ces principes en l’espèce et a considéré que la loi du 1er juin 2011 répondait à ces exigences de précision et de prévisibilité, à condition que les termes « lieux accessibles au public » soient interprétés comme ne visant pas les lieux destinés au culte (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012, considérants B.30 et B.31 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, cités au paragraphe 27, ci-dessus). La Cour ne décèle rien d’arbitraire dans le raisonnement de la haute juridiction belge. Sachant que les requérantes ont affirmé avoir été en mesure de prévoir qu’elles risquaient de se voir sanctionnées si elles persistaient à porter le voile intégral dans l’espace public (voir paragraphes 9-10, ci-dessus), la Cour ne saurait parvenir à une autre conclusion et considère que la loi du 1er juin 2011 peut passer pour être libellée avec suffisamment de précision pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité.
47. Au surplus, la Cour observe, avec le Gouvernement, que l’interdiction litigieuse est formulée dans des termes très proches de ceux qui figurent dans la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et que la Cour a considéré dans l’affaire S.A.S. c. France (§ 112) qu’ils remplissaient les critères établis par sa jurisprudence relative au paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention.

ii. Sur le but légitime poursuivi

48. La Cour constate, comme l’a rappelé l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur lequel s’appuie Gouvernement, que les travaux préparatoires de la loi belge (voir paragraphes 18-22, ci-dessus) retiennent, à l’instar de la situation française examinée dans l’affaire S.A.S. c. France, trois objectifs pour justifier l’interdiction litigieuse en Belgique : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.
49. La Cour rappelle qu’elle a admis, dans l’affaire S.A.S. c. France, que le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société pouvait être considéré comme un élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » et que l’interdiction litigieuse pouvait être considérée comme justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble » (§§ 140-142). Elle estime que la même approche s’applique en l’espèce.

iii. Sur la nécessité de l’interdiction dans une société démocratique

50. La Cour observe, d’après les travaux préparatoires de la loi ainsi que l’analyse qu’en a faite la Cour constitutionnelle (voir paragraphes 18 et 24, ci-dessus), que les termes de la problématique telle qu’elle fut débattue en Belgique sont très proches de ceux qui ont présidé à l’adoption de la loi française précitée qu’elle a examinée dans l’arrêt S.A.S. c. France.
51. Ainsi qu’elle l’a clairement exprimé dans l’arrêt S.A.S. c. France, la Cour se doit de rappeler que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016). Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce. Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (S.A.S. c. France, précité, § 129).
52. La Cour a pleinement conscience qu’un État qui, comme la Belgique, s’engage dans un tel processus normatif prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance, et que la prohibition critiquée, même si elle n’est pas fondée sur la connotation religieuse de l’habit, pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitaient porter le voile intégral (S.A.S. c. France, précité, § 149). Elle n’ignore pas davantage qu’en interdisant de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public (S.A.S. c. France, précité, § 153).
53. Toutefois, l’État défendeur a entendu, en adoptant les dispositions litigieuses, répondre à une pratique qu’il jugeait incompatible, dans la société belge, avec les modalités de communication sociale et plus généralement l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012, considérant B.21, cité au paragraphe 27, ci-dessus). Ce faisant, il s’agissait de protéger une modalité d’interaction entre les individus essentielle, pour l’État défendeur, au fonctionnement d’une société démocratique (voir l’arrêt précité, considérant B.28, cité au paragraphe 27, ci-dessus). Dans cette perspective, à l’instar de la situation qui s’est présentée en France (S.A.S. c. France, précité, § 153), il apparaît que la question de l’acception ou non du port du voile intégral dans l’espace public belge constitue un choix de société.
54. La Cour réitère, comme elle l’a souligné dans l’arrêt S.A.S. c. France précité (§§ 153-155), que dans un tel cas de figure elle se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société belge. À ce sujet, elle relève que le processus décisionnel ayant débouché sur l’interdiction en cause a duré plusieurs années et a été marqué par un large débat au sein de la Chambre des représentants ainsi que par un examen circonstancié et complet de l’ensemble des intérêts en jeu par la Cour constitutionnelle.
55. La Cour souligne en outre qu’il n’y a, entre les États membres du Conseil de l’Europe, toujours aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public, ce qui justifie de l’avis de la Cour de reconnaître à l’État défendeur une marge d’appréciation très large (S.A.S. c. France, précité, § 156).
56. Reste, pour conclure sur la proportionnalité de la restriction en l’espèce, à examiner la manière dont la règle est appliquée en cas d’infraction. Sur ce point, la loi belge, qui assortit l’interdiction d’une sanction pénale pouvant aller jusqu’à une peine d’emprisonnement (voir paragraphe 17, ci-dessus), se distingue de la législation française qui ne prévoit qu’une peine d’amende. Le poids à donner à ce facteur n’a donc pas été évalué par la Grande Chambre dans l’affaire S.A.S. c. France précitée.
57. La Cour observe que la sanction retenue en premier lieu par le législateur belge, à savoir l’amende, est la sanction pénale la plus légère (voir considérant B.29.1 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, cité au paragraphe 27, ci-dessus et, mutatismutandis, S.A.S. c. France, précité, § 152), et qu’une sanction plus lourde, à savoir la peine d’emprisonnement, ne peut être appliquée qu’en cas de récidive (voir le considérant précité de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).
58. Des explications fournies par le Gouvernement (voir paragraphe 43, ci-dessus), la Cour constate que l’application de la loi par les juridictions pénales doit se faire dans le respect du principe de proportionnalité et de la Convention et que la lourdeur de la sanction d’emprisonnement à laquelle les requérantes pourraient théoriquement être exposées est tempérée au niveau de sa mise en œuvre par l’absence d’automatisme dans son application.
59. La Cour relève en outre que la situation belge est caractérisée par le fait que l’infraction de dissimulation du visage dans l’espace public est une infraction « mixte » relevant tant de la procédure pénale que de l’action administrative et que, dans le cadre de cette dernière, et contrairement à ce que soutiennent les requérantes, des mesures alternatives sont possibles et entreprises en pratique au niveau communal.
60. Pour le reste, la Cour relève que la présente requête ne porte pas sur une sanction spécifique dont les requérantes auraient fait l’objet. Elle est d’avis que l’appréciation in concreto du caractère proportionné d’une sanction qui devrait être imposée sur base de la loi du 1er juin 2011 est une tâche qui relève de la compétence du juge national, le rôle de la Cour se limitant à constater, conformément au caractère subsidiaire de son contrôle, un éventuel dépassement de la marge d’appréciation accordée à l’État défendeur.
61. En conséquence, notamment au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 1er juin 2011, quoique controversée et présentant indéniablement des risques en termes de promotion de la tolérance au sein de la société (S.A.S. c. France, précité, §§ 146-149), peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».
62. La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.
63. Partant, il n’y a eu violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.

b) Sur la violation alléguée de l’article 14 combiné avec l’article 8 ou l’article 9 de la Convention

64. Les requérantes dénoncent une discrimination indirecte. Elles font valoir à cet égard qu’en tant que femmes musulmanes souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public pour des motifs religieux, elles appartiennent à une catégorie de personnes tout particulièrement exposées à l’interdiction dont il s’agit et aux sanctions dont elle est assortie. Cette interdiction est beaucoup moins contraignante pour d’autres personnes, qui ne sont pas de confession musulmane et ne touche en tout cas pas à l’exercice par elles de libertés fondamentales.
65. Le Gouvernement estime que la loi n’est pas discriminatoire puisque, pas davantage que la loi française, elle ne vise spécifiquement le voile intégral et s’applique à toute personne qui porte un attribut dissimulant son visage en public, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme et que le motif soit religieux ou autre.
66. La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peut être considérée comme discriminatoire même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manque de justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (S.A.S. c. France, précité, § 161).
67. En l’espèce, comme l’a relevé la Cour constitutionnelle, s’il peut être considéré que l’interdiction que pose la loi du 1er juin 2011 a des conséquences plus contraignantes à l’égard de l’exercice par certaines femmes de confession musulmane de certaines de leurs libertés fondamentales, cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les mêmes raisons que celles que la Cour a développées précédemment (voir paragraphes 37-63 ; comparer S.A.S. c. France, précité, § 161).
68. Partant il n’y pas eu de violation l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 9 de la Convention.
c) Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention
69. La Cour estime qu’aucune question distincte de celles qu’elle a examinées sur le terrain des articles 8 et 9 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, ne se pose sous l’angle de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

A. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention

70. Les requérantes se plaignent du fait que, dès lors que le port dans l’espace public d’une tenue destinée à dissimuler le visage est interdit par la loi sous peine d’une sanction pénale, revêtir le voile intégral dans l’espace public les exposerait à un risque non seulement de sanctions mais aussi de harcèlement et de discrimination, constitutif d’un traitement dégradant. Elles invoquent, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention précité, l’article 3, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
71. La Cour estime que le minimum de gravité que doit atteindre un mauvais traitement pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention n’est pas atteint en l’espèce. Elle en déduit que le grief tiré de cette disposition est manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Il en résulte par ailleurs que les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’article 3 de la Convention, de sorte que l’article 14 de la Convention ne peut être invoqué en combinaison avec cette disposition (voir, mutatis mutandis, S.A.S. c. France, précité, § 70 et références citées).
72. Partant, cette partie de la requête est irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, et de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 4

73. Les requérantes se plaignent de la violation de la liberté individuelle à l’égard des femmes qui, par l’effet de la loi du 1er juin 2011, encourent des sanctions pénales, en ce compris des peines de prison, si elles portent un voile intégral dans un lieu accessible au public, ou seraient privées de leur liberté de circuler librement sur la voie publique si elles choisissaient de rester chez elles. Elles invoquent le droit à la liberté et à la sûreté tel qu’il est garanti par l’article 5 § 1 de la Convention.
74. Les requérantes se plaignent également d’une discrimination dans la jouissance de leur droit à la liberté de circulation et invoquent également une violation de l’article 14 combiné avec l’article 2 du Protocole no 4.
75. La Cour constate que les requérantes n’indiquent pas en quoi l’interdiction que pose le texte législatif mis en cause porterait atteinte à leur droit à la liberté individuelle et génèrerait à leur détriment une discrimination dans la jouissance de ce droit ou dans l’exercice de leur droit à la liberté de circulation.
76. La Cour en déduit que, non-étayée, cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et, comme telle, irrecevable. Il convient donc de la rejeter en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

C. Sur la violation alléguée de l’article 11 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention

77. Les requérantes voient dans l’interdiction légale de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public une violation de leur droit à la liberté d’association ainsi qu’une discrimination dans l’exercice de ce droit. Elles invoquent, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention précité, l’article 11, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
78. La Cour constate que les requérantes n’étayent pas en quoi l’interdiction que pose la loi 1er juin 2011 porterait atteinte à leur droit à la liberté d’association et génèrerait à leur détriment une discrimination dans la jouissance de ce droit.
79. Elle en déduit que, non-étayée, cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention (voir, mutatis mutandis, S.A.S. c. France, précité, § 73) et, comme telle, irrecevable. Il convient donc de la rejeter en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8, 9 et 10 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ou avec l’article 9 de la Convention ;

5. Dit qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 10 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Spano et Karakaş.
R.S.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO,
À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KARAKAŞ
(Traduction)

I.
1. À la lumière de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire S.A.S. c. France ([GC], no 43835/11, CEDH 2014 (extraits)), et en particulier du poids jurisprudentiel qu’il revêt étant donné qu’il a été adopté par la Grande Chambre, laquelle avait été saisie en vertu de l’article 30 de la Convention, je souscris à l’arrêt adopté par la Cour en l’espèce.
2. Cependant, je rédige une opinion séparée pour souligner, comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, que bien qu’il soit clair que l’arrêt S.A.S. c. France forme, en tant que précédent de Grande Chambre, un socle jurisprudentiel étayant solidement les conclusions énoncées dans l’arrêt prononcé ce jour, cet arrêt de Grande Chambre a une portée et une étendue limitées et les États membres ne peuvent pas l’invoquer directement dans des contextes factuels différents.

II.
3. Conformément aux conclusions énoncées par la Grande Chambre dans l’arrêt S.A.S. c. France (précité, § 142), la Cour admet aujourd’hui que l’imposition d’une mesure interdisant le port d’un voile masquant intégralement le visage peut être justifiée « dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble » ». Il importe toutefois de bien cerner la portée des conclusions formulées par la Cour dans cet arrêt. Comme il ressort clairement du paragraphe 141, lequel renvoie également au paragraphe 122 de l’arrêt, le contexte spécifique dans lequel la Grande Chambre a admis le but invoqué était le constat par un État membre qu’il était « essentiel d’accorder (…) une importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il consid[érait] qu’elle se trouv[ait] altérée par le fait que certains dissimul[ai]ent leur visage dans l’espace public ». La Cour s’est donc rangée au point de vue de l’État selon lequel « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage [est] perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».
4. En d’autres termes, lorsque la Grande Chambre a reconnu dans l’arrêt S.A.S. c. France que le principe du « vivre ensemble » pouvait constituer une base légitime pour justifier des restrictions aux droits garantis par la Convention, ce constat était et reste limité aux circonstances factuelles qui caractérisaient cette affaire et les États membres ne sauraient l’invoquer directement dans des situations différentes. Par ailleurs, je discerne au moins trois raisons de principe qui commandent de ne pas renforcer la valeur de précédent des conclusions rendues par la Cour dans cet arrêt.
5. En premier lieu, les articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention ne fournissent pas une base textuelle explicite consacrant ce principe du « vivre ensemble » comme un but légitime qui pourrait justifier une atteinte aux droits garantis par la Convention. Dans l’arrêt S.A.S. c France, cette justification a été englobée dans la « protection des droits et libertés d’autrui », but qui est énoncé aux articles 8 § 2 et 9 § 2 (ibidem, §§ 121 122). Il est loin d’aller de soi qu’il puisse être juridiquement tenable d’interpréter le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui de manière à y inclure la notion du « vivre ensemble » dans d’autres situations factuelles dans lesquelles l’État souhaite réglementer la conduite humaine et restreint ce faisant les droits garantis par la Convention.
6. En deuxième lieu, mes collègues les juges Nussberger et Jäderblom l’ont démontré dans leur opinion dissidente jointe à l’arrêt S.A.S. c. France, la notion de « vivre ensemble » est « factice et vague » (§ 5). Comme les auteurs l’expliquent, il est difficile de définir « quels sont concrètement les droits d’autrui au sens des articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention qui pourraient être déduits du principe abstrait du « vivre ensemble » ou des « exigences minimales de la vie en société » ». Il me semble clair que la légitimité d’un but doit reposer sur des facteurs objectifs et identifiables qui contribuent directement à atténuer le préjudice résultant de l’exercice du droit de l’homme qui se trouve restreint. Les droits et libertés d’autrui, auxquels la Convention fait référence, représentent ainsi des droits juridiques clairs et concrets dont la protection peut constituer un but justifiable pour l’introduction de restrictions aux droits garantis par la Convention. En d’autres termes, l’essence du principe du « vivre ensemble » est tellement malléable et floue qu’il peut potentiellement servir d’outil rhétorique pour la réglementation de toute interaction ou de tout comportement au sein de la société sur la seule base d’une conception particulière de ce qui constitue la « bonne manière » d’interagir entre individus dans une société démocratique. Cela est antinomique avec les valeurs fondamentales d’autonomie de la personne, de dignité humaine, de tolérance et d’esprit d’ouverture qui forment les assises du système de la Convention.
7. En troisième lieu, il existe une grande proximité conceptuelle entre le principe du « vivre ensemble » et le majoritarisme. L’impératif du « vivre ensemble » trouve son fondement idéologique dans un certain type de consensus sociétal, ou moralité majoritariste, qui dicte la manière dont les individus devraient se comporter dans l’espace public. Il n’y a là rien de moins qu’une assimilation, imposée par le gouvernement, des modes d’interaction et de comportement dans la société. Un but qui est invoqué en vue d’une restriction des droits de l’homme et qui repose en réalité sur une conception majoritaire éphémère de ce qui est convenable et bien, sans que la majorité soit tenue de définir concrètement le préjudice ou les maux auxquels il convient clairement de remédier, ne saurait en principe former la base de restrictions justifiables aux droits garantis par la Convention dans une société démocratique.

III.
8. Dans l’arrêt rendu ce jour, comme dans l’arrêt S.A.S. c. France, la Cour accorde à juste titre une importance particulière au rôle joué par le décideur national. Par cette approche générale, elle affine le principe de subsidiarité et introduit une dimension procédurale dans l’application de son outil fonctionnel : la marge d’appréciation laissée aux États membres.
9. Cependant, il convient de dire clairement que l’importance accrue accordée par la Cour au principe de subsidiarité ne donne pas pour autant carte blanche aux États membres dans leur choix des mesures et des moyens destinés à restreindre les droits garantis par la Convention, même lorsque les intérêts en jeu ont été mis en balance au niveau législatif. L’histoire a amplement démontré que les sociétés démocratiques portent en elles le risque que des sentiments majoritaristes, qui se traduisent par la suite en textes législatifs, germent sur le terreau d’idées et de valeurs qui menacent les droits fondamentaux. Les catégories isolées et vulnérables n’ont alors plus que le recours de s’adresser aux tribunaux. Et ces tribunaux, qu’ils soient nationaux ou internationaux, à l’instar de la Cour, ont le devoir de rechercher et de détecter, dans la mesure du possible, si l’imposition de mesures qui ont pourtant été largement entérinées par la sphère législative est motivée par une hostilité ou une intolérance à l’égard d’une idée, d’une opinion, ou d’une confession religieuse en particulier.

IV.
10. Dans l’arrêt S.A.S. c France, la Grande Chambre a conclu qu’il pouvait être justifié de passer par la voie pénale pour faire appliquer l’interdiction du port du voile intégral (ibidem, § 152). Je note toutefois que les sanctions prévues par le droit français étaient parmi les plus clémentes qui pouvaient être envisagées, puisqu’il s’agissait d’une amende ne pouvant excéder 150 euros (EUR), assortie de la possibilité pour le juge de prononcer une obligation d’accomplir un stage de citoyenneté (ibidem, § 152). Dans le droit belge tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (paragraphe 21 dans l’arrêt Dakir c. Belgique et paragraphe 27 dans l’arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique), en revanche, le non-respect de l’interdiction de porter le voile intégral dans l’espace public est passible d’une sanction pénale pouvant aller jusqu’à un jour à sept jours d’emprisonnement dans les cas de récidive.
11. Il importe par conséquent de souligner que la privation de liberté infligée à une personne constitue une atteinte à l’un des droits les plus fondamentaux garantis par la Convention. Même s’il résulte de l’arrêt S.A.S. c. France que des sanctions pénales peuvent en tant que telles constituer une mesure proportionnée lorsqu’il s’agit de faire respecter l’interdiction du port du voile intégral, il est essentiel de rappeler que cette conclusion ne s’est pas fondée sur une législation qui autorise l’emprisonnement, à l’instar du droit belge, même si ce dernier réserve pareille mesure aux cas de récidive.
12. Point important, les affaires tranchées aujourd’hui sont des remises en cause abstraites du droit belge. En l’espèce, la Cour n’a en effet pas été appelée à apprécier la manière dont le droit avait été appliqué à un ensemble concret de faits dans un contexte où une peine aurait été prononcée. En l’absence d’une application concrète du droit belge, c’est en premier lieu au juge national qu’il incombe de décider de la sévérité des sanctions qui peuvent être imposées dans les circonstances propres à chaque affaire et de veiller à ce que la sanction retenue soit conforme au principe de proportionnalité (§§ 57-60 de l’arrêt Belcacemi et Oussar). Cela étant, et compte tenu de la nature de l’activité qui se trouve interdite, ce qui entraîne une restriction des droits des femmes qui choisissent de porter un voile intégral par conviction religieuse, j’estime qu’une privation de liberté imposée aux fins de faire appliquer cette interdiction, fût-ce en cas de récidive, ferait naître une forte présomption de disproportionnalité s’agissant de l’atteinte aux droits garantis par la Convention.

V.
13. En conclusion, le sujet central des protections garanties par la Convention est la personne humaine individuelle, qui s’exprime par sa dignité humaine. Parallèlement, il est naturel que s’exercent certaines restrictions aux droits individuels d’une personne en vue d’assurer la coexistence harmonieuse au sein d’un groupe d’êtres humains dans une société démocratique. Cependant, pour ne pas diluer indûment le droit individuel en question, il va de soi que les gouvernements n’ont pas toute latitude pour fonder leurs tentatives de restreindre les droits garantis par la Convention sur n’importe quel but. La légitimité d’un but doit reposer sur des facteurs objectifs et identifiables qui contribuent directement à atténuer le préjudice résultant de l’exercice du droit de l’homme qui se trouve restreint. Il s’ensuit que l’hostilité et l’intolérance publiques à l’égard d’une catégorie particulière de personnes ne peuvent jamais justifier une restriction des droits garantis par la Convention.