Decisione 03 maggio 1993, n.18783/91
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME. Décision sur la recevabilite de la requête No 18783/91, présentée par Lamiye BULUT contre la Turquie.
STRASBOURG
3 mai 1993
La Commission européenne des Droits de l’Homme, siégeant en chambre du conseil le 3 mai 1993 en présence de:
MM. C.A. NØRGAARD, Président
S. TRECHSEL
E. BUSUTTIL
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
J.-C. SOYER
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
Mme G.H. THUNE
Sir Basil HALL
MM. F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
MM. L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
M.P. PELLONPÄÄ
B. MARXER
G.B. REFFI
M.A. NOWICKI
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l’article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 18 juin 1991 par Lamiye BULUT contre la Turquie et enregistrée le 11 septembre 1991 sous le No de dossier 18783/91 ;
Vu la décision de la Commission, en date du 14 janvier 1992, de communiquer la requête ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 7 avril 1992 et les observations en réponse présentées par la requérante le 11 juin 1992 ;
Vu le rapport prévu à l’article 47 du Règlement intérieur de la Commission ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, ressortissante turque, née en 1959, a une licence de français et réside à Ankara. Elle est femme au foyer.
Devant la Commission, elle est représentée par Me Mehmet Ali Bulut, avocat au barreau d’Ankara.
Les faits, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
La requérante termina ses études universitaires en juin 1980 à la faculté des sciences éducatives de l’université de Gazi d’Ankara et reçut un certificat provisoire attestant qu’elle avait obtenu la licence.
Le 27 janvier 1984, la requérante demanda au service de scolarité de l’université de remplacer son certificat provisoire par un diplôme. Elle fournit une photo d’identité sur laquelle elle portait un foulard. Par lettre du 27 février 1984, l’administration de la faculté informa la requérante que son diplôme n’avait pas été signé du fait qu’elle portait un foulard sur sa photo d’identité.
Le 11 avril 1984, la requérante réitéra sa demande de diplôme auprès du ministère de l’Education nationale. Par lettre du 9 mai 1984, celui-ci répondit qu’il n’était pas possible de fournir un diplôme à la requérante sans que celle-ci produise une photo d’identité conforme au règlement sur la tenue vestimentaire devant être adoptée par les étudiants et les fonctionnaires dans les établissements scolaires et universitaires.
Le 30 avril 1984, la requérante introduisit devant le tribunal administratif d’Ankara un recours en annulation de la décision administrative du 27 février 1984. Elle allégua, entre autres, une atteinte à sa liberté de croyance et de conscience telle que garantie par la Constitution turque et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Par jugement du 10 décembre 1987, le tribunal administratif d’Ankara rejeta le recours de la requérante. Il considéra, en premier lieu, que les règles vestimentaires que doivent respecter les étudiants lors de leur scolarité s’appliquent également aux photos d’identité apposées sur les diplômes. Ces règles ont été établies conformément aux principes selon lesquels les établissements scolaires et universitaires ont pour but de former de jeunes “intellectuels, civilisés et républicains”.
Le tribunal constata en second lieu que les règlements sur la tenue vestimentaire précisaient que les étudiantes ne devaient rien porter sur la tête.
Le 12 mai 1988, la requérante attaqua ce jugement devant le Conseil d’Etat. Elle invoqua, entre autres, son droit à la liberté de croyance et de religion et se référa notamment à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle prétendit qu’elle remplissait parfaitement les qualités mentionnées par le tribunal, à savoir qu’elle était “intellectuelle, civilisée et républicaine”.
Par arrêt du 12 décembre 1989, notifiée à la requérante le 22 janvier 1990, le Conseil d’Etat confirma, à la majorité, le jugement du 10 décembre 1987, considérant que les motifs invoqués dans celui-ci étaient conformes à la loi et à la procédure. Deux conseillers d’Etat indiquèrent dans leur opinion dissidente que le refus opposé par l’université était entaché de nullité du fait qu’aucune disposition réglementaire ne comportait expressément une description de la photo à apposer sur le diplôme.
La requérante introduisit devant le Conseil d’Etat un recours en rectification de l’arrêt du 12 décembre 1989 rendu par cette juridiction. Elle a invoqué, entre autres, le non-examen de tous les points de son argumentation, le défaut de motivation de l’arrêt attaqué et la non-tenue d’une audience devant le Conseil d’Etat. Elle rappela également que les dispositions réglementaires interdisant le port du foulard dans les universités avaient été abrogées à partir du 28 décembre 1989.
Par arrêt du 14 décembre 1990, notifié à la requérante le 25 janvier 1991, le Conseil d’Etat rejeta le recours au motif que les conditions requises par la loi pour la rectification d’arrêt n’avaient pas été remplies et il condamna la requérante à une amende de 5000 LT (870 LT = 1 FF) pour recours abusif.
GRIEFS
Devant la Commission, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, dans la mesure où elle n’a pas obtenu son diplôme faute d’avoir fourni des photos d’identité à tête nue, cette tenue étant contraire à la manifestation de ses convictions religieuses. La requérante invoque à cet égard les articles 5, 8 et 9 de la Convention et l’article 2 du Protocole Additionnel.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La présente requête a été introduite le 18 juin 1991 et enregistrée le 11 septembre 1991.
Le 14 janvier 1992, la Commission, en application de l’article 48 par. 2 b) de son Règlement intérieur, a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et de l’inviter à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci. Le Gouvernement a présenté ses observations le 7 avril 1992 et la requérante y a répondu le 11 juin 1992.
EN DROIT
La requérante se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté de religion et de conscience, étant donné que la tenue qu’on exige d’elle pour la photo d’identité à apposer sur son diplôme d’université est contraire à ses convictions religieuses. Elle allègue à cet égard une violation des articles 5, 8 et 9 (art. 5, 8, 9, P1-2) de la Convention et de l’article 2 du Protocole Additionnel.
La Commission examine la requête sous l’angle de l’article 9 (art. 9) de la Convention qui reconnaît à toute personne le “droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.”
1. L’épuisement des voies de recours internes
Le Gouvernement défendeur soulève en premier lieu une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes en faisant valoir que la requérante, qui a attaqué devant les juridictions administratives l’acte administratif lui refusant la délivrance de diplôme, a omis de mettre en cause la légalité du règlement universitaire établissant les règles vestimentaires et sur lequel était fondé l’acte administratif incriminé.
La requérante conteste la thèse du Gouvernement défendeur et soutient avoir épuisé les voies de recours internes. Elle fait observer qu’elle avait invoqué devant les juridictions administratives nationales les libertés de religion et de conscience tel qu’énoncées dans la Constitution ainsi que dans la Convention. Elle prétend que les règlements ne peuvent en aucun cas être contraires à la loi donc à la Constitution.
La Commission observe que la requérante a invoqué devant les juridictions nationales les dispositions constitutionnelles garantissant la liberté de religion et le principe de la non-discrimination. La Commission rappelle également que les juridictions administratives turques peuvent examiner d’office la légalité d’un acte administratif individuel mis en cause, indépendamment du problème de la légalité de l’acte administratif réglementaire y relatif. Les juridictions invitées à statuer sur la cause de la requérante étaient donc en mesure de se prononcer en l’espèce sur une éventuelle violation de la Convention. Par conséquent, la requérante n’était pas tenue d’épuiser d’autres voies de recours y compris celle indiquée par le Gouvernement (cf. mutatis mutandis Cour Eur. D. H., arrêt Airey du
7 octobre 1979, série A N° 32, p. 12, par. 23 ; N° 9697/82, déc. 7.10.83, D.R. 34, p. 131).
Dans ces circonstances, la Commission est d’avis que l’exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue. Il s’ensuit que la requérante a satisfait à la condition relative à l’épuisement des
voies de recours internes, conformément à l’article 26 (art. 26) de la Convention.
2. Six mois
Le Gouvernement défendeur fait observer qu’un délai de plus de six mois s’est écoulé entre la date à laquelle a été rendue la dernière décision interne définitive en l’espèce, à savoir le 14 décembre 1990, et la date de l’introduction de la requête devant la Commission.
La requérante fait valoir que la décision du Conseil d’Etat rendue le 14 décembre 1990 lui a été notifiée le 25 janvier 1991. Elle soutient dès lors que sa requête est dans le délai de six mois.
La Commission rappelle que le délai de six mois prévu à l’article 26 (art. 26) de la Convention commence à courir à partir du moment où la requérante a eu connaissance de l’issue de la procédure judiciaire nationale concernant son grief (cf. mutatis mutandis N° 9991/82, déc.12.7.84, D.R. 39, p. 147). Elle constate qu’en l’espèce, l’arrêt du 14 décembre 1990 du Conseil d’Etat a été porté à la connaissance de la requérante en date du 25 janvier 1991. La requérante, qui a introduit sa requête devant la Commission en date du 18 juin 1991, a observé le délai de six mois ; l’exception du Gouvernement ne saurait donc être retenue.
3. Sur le bien-fondé
Le Gouvernement soutient en premier lieu que le refus dont se plaint la requérante ne constitue pas une ingérence dans sa liberté de religion et de culte. Il estime que le fait d’avoir la tête non couverte dans les locaux des universités ainsi que le fait de fournir une photo d’identité dans cette tenue afin de se conformer aux règles disciplinaires de l’université n’empêche pas la personne de pratiquer sa religion. Le Gouvernement fait observer par ailleurs que le certificat de fin d’études fourni à la requérante lui procure tous les avantages d’un diplôme.
Le Gouvernement défendeur soutient en deuxième lieu que l’obligation du respect du principe de laïcité imposée aux étudiants de l’université doit être considérée comme étant conforme aux restrictions prévues au par. 2 de l’article 9 (art. 9-2) de la Convention. Il fait observer que la Cour constitutionnelle turque, par arrêt du 7 mars 1989, a déclaré inconstitutionnelle une disposition
légale permettant le port du foulard dans les établissements d’enseignement au motif que cette disposition enfreignait le principe
de laïcité. La Cour constitutionnelle a précisé, ajoute le Gouvernement défendeur, que le port du foulard islamique peut conduire à prétendre que les femmes qui n’en portent pas sont des athées, et ainsi faire naître des conflits dans la société.
En revanche, la requérante fait observer que bien qu’elle ait terminé avec succès ses études universitaires, son diplôme ne peut lui
être délivré du fait qu’elle n’a pas fourni de photo d’identité sur laquelle elle doit apparaître la tête non couverte. Elle soutient que le fait de couvrir sa tête par un foulard fait partie de ses convictions religieuses. Elle prétend dès lors que le refus de l’université de lui fournir son diplôme constitue bien une ingérence dans sa liberté de religion et de conviction.
La Commission rappelle que l’article 9 (art. 9) de la Convention protège expressément “le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites” d’une religion ou d’une croyance.
La Commission a déjà décidé que l’article 9 (art. 9) de la Convention ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée par cette conviction. Notamment, le terme “pratiques”, au sens de l’article 9 par. 1 (art. 9-1), ne désigne pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction (cf. N° 7050/75 Arrowsmith c/ Royaume-Uni, rapport Comm. par. 71, D.R. 19, p. 5 et N° 10358/83, déc. du 15.12.83, D.R. 37, p.
142).
Pour savoir si cette disposition a été méconnue en l’espèce, il faut d’abord rechercher si la mesure litigieuses constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté de religion.
La Commission observe que les règles applicables aux photos d’identité à utiliser pour apposer sur les diplômes, bien que ne concernant pas directement les règles disciplinaires régissant la vie quotidienne dans les universités, font cependant partie des règles universitaires établies dans le but de préserver la nature “républicaine”, donc “laïque”, de l’université ainsi que l’ont constaté les juridictions nationales ayant statué en l’espèce.
La Commission est d’avis qu’en choisissant de faire ses études supérieures dans une université laïque, un étudiant se soumet à cette réglementation universitaire. Celle-ci peut soumettre la liberté des étudiants de manifester leur religion à des limitations de lieu et de forme destinées à assurer la mixité des étudiants de croyances diverses. Notamment, dans les pays où la grande majorité de la population adhère à une religion précise, la manifestation des rites et des symboles de cette religion, sans restriction de lieu et de forme, peut constituer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas ladite religion ou sur ceux adhérant à une autre religion. Les universités laïques, lorsqu’elles établissent les règles disciplinaires concernant la tenue vestimentaire des étudiants, peuvent veiller à ce que certains courants fondamentalistes religieux ne troublent l’ordre public dans l’enseignement supérieur et ne portent atteinte aux croyances d’autrui.
La Commission note que dans la présente affaire, le règlement de l’université concernant la tenue vestimentaire impose aux étudiants, entre autres, d’avoir la tête non couverte par un foulard. La Commission prend également en considération les observations de la Cour constitutionnelle turque qui estime que le port de foulard islamique dans les universités turques peut constituer un défi à l’égard de ceux qui ne le portent pas.
La Commission rappelle qu’elle avait estimé compatible avec la liberté de religion, protégée par l’article 9 (art. 9) de la Convention, l’obligation imposée à un enseignant de respecter les heures de travail qui correspondaient, selon lui, à ses heures de prière (N° 8160/78, X. c/ Royaume-Uni, déc. 12.3.81, D.R. 22, p. 27).
Il en est de même pour ce qui est de l’obligation faite à un motocycliste de porter un casque qui était, selon lui, en conflit avec ses devoirs religieux (N° 7992/77, X. c/ Royaume-Uni, déc. du 12.7.78, D.R. 14, p. 234). La Commission considère que le statut d’étudiant dans une université laïque implique, par nature, la soumission à certaines règles de conduite établies afin d’assurer le respect des droits et libertés d’autrui. Le règlement d’une université laïque peut prévoir également que le diplôme qu’on fournit aux étudiants ne reflète en aucune manière l’identité d’un mouvement s’inspirant d’une religion et auquel peuvent participer ces étudiants.
La Commission est d’avis également qu’un diplôme universitaire a pour but d’attester des capacités professionnelles d’un étudiant et
ne constitue pas un document destiné à l’attention du grand public. La photo apposée sur un diplôme a pour fonction d’assurer l’identification de l’intéressé et ne peut être utilisée par celui-ci afin de manifester ses convictions religieuses.
La Commission observe en l’espèce que les autorités administratives ainsi que les juridictions nationales ont constaté que le règlement de l’université exige que la requérante fournisse une photo d’identité conforme à la tenue vestimentaire réglementaire. Elle note par ailleurs que le rejet opposé par l’administration de la faculté à la demande de la requérante d’obtenir son diplôme n’est pas définitif mais circonstancié : la délivrance du diplôme est en effet liée à la condition que la requérante produise une photo conforme au règlement. La Commission tient également compte de ce que la requérante est titulaire d’un certificat de fin d’études qui lui procure tous les avantages d’un diplôme.
La Commission relève en outre que la requérante ne fait aucunement observer avoir été obligée, pendant ses études universitaires, de respecter, contre sa volonté, le règlement concernant la tenue vestimentaire.
La Commission estime, compte tenu des exigences du système de l’université laïque, que le fait de réglementer la tenue vestimentaire des étudiants ainsi que celui de leur refuser les services de l’administration, tels la délivrance d’un diplôme, aussi longtemps qu’ils ne se conforment pas à ce règlement, ne constitue pas en tant que tel une ingérence dans la liberté de religion et de conscience.
La Commission ne relève donc aucune ingérence dans le droit garanti par l’article 9 par. 1 (art. 9-1) de la Convention. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 27 par 2 (art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission, à la majorité,
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE.
Le Secrétaire de la Commission
(H.C. KRÜGER)
Le Président de la Commission
(C.A. NØRGAARD)
Autore:
Corte Europea dei Diritti dell'Uomo
Dossier:
_Islam_, Confessioni religiose, Libertà religiosa, _Turchia_, Velo islamico
Nazione:
Turchia
Parole chiave:
Scuola, Tradizioni, Diploma. Foto, Capo, Velo, Identità, Islam, Professione religiosa, Laicità, Diritti fondamentali
Natura:
Decisione