Sentenza 11 giugno 2002
Corte Europea dei Diritti dell’Uomo. Sezione quarta. Sentenza 11 giugno 2002: “Sadak e altri contro Turchia. Scioglimento di partito politico e diritto alla libertà di espressione”.
AFFAIRE SADAK ET AUTRES c. TURQUIE (No 2)
(Requêtes nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95)
En l’affaire Sadak et autres c. Turquie (no 2),
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. M. Pellonpää,
A. Pastor Ridruejo,
J. Makarczyk,
R. Türmen,
Mme V. Strážnická,
M. S. Pavlovschi, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mai 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouvent neuf requêtes (nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95) dirigées contre la République de Turquie et dont treize ressortissants de cet Etat, M. Selim Sadak, M. Sedat Yurttaş, M. Mehmet Hatip Dicle, M. Sırrı Sakık, M. Orhan Doğan, Mme Leyla Zana, M. Ahmet Türk, M. Nizamettin Toguç, M. Naif Güneş, M. Mahmut Kılınç, M. Zübeyir Aydar, M. Ali Yiğit et M. Remzi Kartal (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») les 23 août 1994 (no 25144/94) et 16 décembre 1994 respectivement, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me H. Kaplan, avocat à Istanbul, Me Y. Alataş, avocat à Ankara (nos 25144/94, 27100/95 et 27101/95), ainsi que par Me Ph. Leach, avocat du Projet kurde pour les droits de l’homme, organisation non gouvernementale ayant son siège à Londres (nos 26149/95 à 26154/95). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant les organes de la Convention.
3. Les requérants se plaignaient d’avoir été déchus de leur mandat parlementaire à la suite de la dissolution du Parti de la démocratie (« le DEP ») par la Cour constitutionnelle et alléguaient la violation des articles 5, 6, 7, 9, 10 et 11 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1.
4. Le 22 mai 1995, la Commission a décidé de joindre les requêtes et de les porter à la connaissance du Gouvernement.
5. Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
6. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
7. Par une décision du 6 janvier 2000, la chambre a décidé que les requêtes devaient aussi être examinées au regard de l’article 3 du Protocole no 1.
8. Par une décision du 30 mai 2000 [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe], la chambre a déclaré les requêtes recevables à l’exception de la requête no 25144/94 qu’elle a déclarée partiellement irrecevable pour autant qu’elle concerne l’article 5 de la Convention.
9. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre a décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 2 in fine). Des observations ont également été reçues d’une organisation non gouvernementale à Londres, Interights – The International Centre for the Legal Protection of Human Rights –, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).
10. Le 1er novembre 2001, la Cour a recomposé ses sections (article 25 § 1 du règlement). Les présentes requêtes ont été attribuées à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Les requérants, respectivement nés en 1954, 1961, 1955, 1957, 1955, 1961, 1942, 1951, 1956, 1946, 1961, 1959 et 1948, sont des ressortissants turcs. Ils étaient députés de la Grande Assemblée nationale turque et membres du parti politique DEP (Parti de la démocratie – Demokrasi partisi) dissous par la Cour constitutionnelle en date du 16 juin 1994.
12. Le 7 mai 1993, le DEP fut fondé et la déclaration y afférente déposée auprès du ministère de l’Intérieur.
13. Le 2 novembre 1993, le procureur général de la République près la Cour de cassation (« le procureur général ») demanda la dissolution du DEP à la Cour constitutionnelle. Dans son réquisitoire, il reprocha au DEP d’avoir enfreint les principes de la Constitution et ceux de la loi sur les partis politiques. Il estima que les déclarations de divers membres du comité central du DEP, ainsi que celles de son ancien président, faites lors de deux réunions tenues à l’étranger (à Erbil en Iraq et à Bonn en Allemagne) étaient de nature à porter atteinte à l’intégrité de l’Etat et à l’unité de la nation.
14. Le 1er mars 1994, la Cour constitutionnelle décida d’office de recueillir les observations orales de certains intéressés. Ainsi, le 22 mars 1994, elle entendit le requérant Kartal, en tant que vice-président du DEP, ainsi que Me Kaplan, en tant qu’avocat du parti.
15. Le 2 mars 1994, la Grande Assemblée nationale prononça la levée de l’immunité parlementaire de certains députés appartenant au DEP, y compris celle des requérants, à la suite des demandes présentées à plusieurs reprises par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara.
16. Toujours le 2 mars 1994, à leur sortie du Parlement, les requérants Dicle et Doğan furent arrêtés et placés en garde à vue. Le 4 mars 1994, il en fut de même pour les requérants Sakık, Türk et Zana. L’arrestation des requérants Yurttaş et Sadak, qui étaient restés à l’intérieur du bâtiment de l’Assemblée nationale, fut empêchée par le président de l’Assemblée nationale au motif que ceux-ci gardaient toujours leur titre de parlementaire.
17. Le 16 juin 1994, la Cour constitutionnelle ordonna la dissolution du DEP au motif que celui-ci avait porté atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation.
18. La Cour constitutionnelle prononça également la déchéance de tous les requérants de leur mandat parlementaire en tant que mesure accessoire accompagnant la décision de dissolution du DEP. Cette mesure ne fut pas appliquée à quatre députés qui avaient récemment quitté le parti.
19. Le même jour, craignant la procédure pénale engagée à leur encontre, les requérants Toguç, Güneş, Kılınç, Aydar, Yiğit et Kartal partirent à l’étranger (à Bruxelles).
20. Le 1er juillet 1994, les requérants Sadak et Yurttaş, accompagnés de leur avocat, se rendirent au parquet et furent placés en garde à vue.
21. A une date ultérieure, le procureur général déposa des réquisitions dans lesquelles il accusa les requérants de séparatisme et d’atteinte à l’intégrité de l’Etat, crimes passibles de la peine capitale aux termes de l’article 125 du code pénal.
22. La cour de sûreté de l’Etat d’Ankara statua le 8 décembre 1994. Appliquant l’article 8 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, elle condamna le requérant Sakık à trois ans d’emprisonnement pour propagande séparatiste. Aux requérants Türk, Dicle, Doğan, Sadak et Zana, elle infligea, en vertu de l’article 168 du code pénal, quinze ans d’emprisonnement pour appartenance à une bande armée. La cour condamna le requérant Yurttaş à sept ans et demi d’emprisonnement pour aide et soutien à une bande armée, infraction réprimée par l’article 169 du code pénal.
23. Sur pourvoi des intéressés et du procureur général, le 26 octobre 1995, la Cour de cassation cassa la condamnation des requérants Türk et Yurttaş et ordonna leur mise en liberté provisoire au motif qu’ils n’avaient enfreint que l’article 8 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme. La Cour confirma la condamnation des autres requérants.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 5
« Les buts et devoirs fondamentaux de l’Etat sont de sauvegarder l’indépendance et l’intégrité de la nation turque, l’indivisibilité du territoire, la République et la démocratie ; d’assurer le bien-être, la paix et le bonheur des individus et de la société ; de s’employer à supprimer tout obstacle d’ordre politique, économique ou social qui restreint les droits et libertés fondamentaux de l’individu d’une manière incompatible avec les principes de l’Etat de droit social et de la justice, ainsi qu’à assurer les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’existence matérielle et spirituelle de l’individu. »
Article 10
« Tous sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, la secte religieuse ou d’autres motifs similaires.
Aucun privilège ne peut être accordé à un individu, une famille, un groupe ou une classe.
Les organes de l’Etat et les autorités administratives sont tenus d’agir, dans tous leurs actes, en se conformant au principe de l’égalité devant la loi. »
Article 69 (dans sa version en vigueur à l’époque des faits)
« Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités étrangères à leurs statuts et à leurs programmes, et ne peuvent se soustraire aux restrictions prévues à l’article 14 de la Constitution ; ceux qui les enfreignent sont définitivement dissous. (…)
Les décisions et le fonctionnement interne des partis politiques ne peuvent être contraires aux principes de la démocratie. (…)
Dès la fondation des partis politiques, le procureur général de la République contrôle en priorité la conformité à la Constitution et aux lois de leurs statuts et programmes ainsi que de la situation juridique de leurs fondateurs. Il en suit également les activités.
La Cour constitutionnelle statue sur la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République.
Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons des partis politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs, dirigeants et commissaires aux comptes d’un nouveau parti politique, et il ne peut être formé de parti politique dont la majorité des membres serait constituée par des adhérents d’un parti politique dissous. »
Article 69 § 8 (dans sa version après l’amendement constitutionnel de 1995)
« (…) Les membres et les dirigeants dont les déclarations et les activités entraînent la dissolution d’un parti politique ne peuvent être membres fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d’un autre parti politique pour une durée de cinq ans à compter de la date à laquelle l’arrêt motivé de dissolution est publié au Journal officiel (…) »
Article 84 § 3 (dans sa version en vigueur à l’époque des faits)
« (…) La qualité de membre du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti et celle des autres députés qui, à la date d’introduction de l’action en dissolution étaient membres du parti définitivement dissous, prennent fin à la date de notification de la décision de dissolution à la présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie. »
Article 84 § 5 (dans sa version après l’amendement constitutionnel de 1995)
« (…) Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti, prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l’arrêt et en informe l’Assemblée plénière. »
25. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 125
« Quiconque commet un acte tendant à soumettre l’Etat ou une partie de l’Etat à la domination d’un Etat étranger, à amoindrir son indépendance, à altérer son unité, ou tendant à soustraire une partie du territoire à l’administration de l’Etat, sera passible de la peine capitale. »
Article 168« Sera condamné à une peine de quinze ans d’emprisonnement minimum, quiconque, en vue de commettre les infractions énoncées aux articles 125 (…) créera une bande ou une organisation armée ou se chargera de la direction (…) du commandement ou d’une responsabilité particulière dans une telle bande ou organisation.
Les autres membres de la bande ou de l’organisation seront condamnés à une peine de cinq à quinze ans d’emprisonnement. »
Article 169
« Sera condamné à une peine allant de trois à cinq ans d’emprisonnement (…), quiconque, tout en ayant conscience de la position et qualité d’une telle bande ou organisation armée, l’aidera ou lui fournira un hébergement, des vivres, armes et munitions ou des vêtements, ou facilitera ses agissements de quelque manière que ce soit. »
26. L’article 8 § 1 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (tel que modifié par la loi no 4126 du 27 octobre 1995, entrée en vigueur le 30 octobre suivant) dispose :
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie ou à l’unité indivisible de la nation sont prohibées. Quiconque poursuit une telle activité est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende de cent à trois cents millions de livres turques. En cas de récidive, les peines infligées ne sont pas converties en amende. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1
27. Aux termes de l’article 3 du Protocole no 1,
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
28. Les requérants mettent en exergue le rôle prépondérant des élus dans un système pluraliste, démocratique et parlementaire. Ils contestent les motifs avancés par la Cour constitutionnelle dans sa décision de dissolution du parti. Ils exposent que dans leurs discours litigieux les dirigeants du DEP se sont contentés de mettre l’accent sur l’identité kurde de certains citoyens et sur la nécessité de développer la langue et la culture du « peuple kurde » et de prendre les mesures législatives à cet égard.
29. Se référant à la Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 30 juin 1994, présentant certaines observations en la matière, les requérants rappellent que le pluralisme dans une société démocratique exige la libre expression de toutes les opinions, même si celles-ci ne correspondent pas à celles exprimées par le gouvernement. La déchéance des requérants de leur titre parlementaire à la suite de la dissolution du DEP aurait eu comme conséquence d’empêcher une partie de la population de participer au débat politique et aurait ainsi entraîné la violation de l’article 3 du Protocole no 1.
30. Se référant à l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, le Gouvernement fait observer que l’article 3 du Protocole no 1 ne vaut que pour l’élection du corps législatif et que cette notion s’interprète en fonction de la structure constitutionnelle de l’Etat. Il réitère que la déchéance des requérants de leur mandat parlementaire est une conséquence de la dissolution du DEP, en application des dispositions de la Constitution. Selon le Gouvernement cette mesure visait plusieurs buts légitimes : le maintien de la sûreté publique et de la sécurité nationale ainsi que la protection de l’ordre démocratique et l’intégrité territoriale.
31. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 implique des droits subjectifs : le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections. Pour importants qu’ils soient, ces droits ne sont cependant pas absolus. Comme l’article 3 les reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni moins encore les définir, il y a place pour des « limitations implicites ». Dans leurs ordres juridiques respectifs, les Etats contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en principe pas obstacle. Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (arrêts Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987, série A no 113, p. 23, § 52 ; Gitonas et autres c. Grèce du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 233, § 39 ; Ahmed et autres c. Royaume-Uni du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2384, § 75, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV).
32. La Cour souligne en outre que l’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique, et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, p. 22, § 47). Quant aux liens entre la démocratie et la Convention, la Cour a fait les observations suivantes (voir, parmi d’autres, les arrêts Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, pp. 21-22, § 45, et Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, §§ 47-48, CEDH 2002-II) :
« La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public européen » (…). Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part (…). Le même préambule énonce ensuite que les Etats européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les valeurs sous-jacentes à la Convention (…) ; à plusieurs reprises, elle a rappelé que celle-ci était destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (…) »
33. Par ailleurs, la Cour estime, comme la Commission, que cette disposition garantit le droit de tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat (Ganchev c. Bulgarie, no 28858/95, décision de la Commission du 25 novembre 1996, Décisions et rapports 87, p. 130 ; Gaulieder c. Slovaquie, no 36909/97, rapport de la Commission du 10 septembre 1999, § 41).
34. La Cour a déjà jugé que « précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition, (…), commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (arrêt Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, pp. 22-23, § 42).
35. A supposer que la mesure litigieuse visait un ou plusieurs buts légitimes, comme le soutient le Gouvernement, la Cour estime qu’elle n’était pas proportionnée à ceux-ci pour les raisons indiquées ci-après.
36. En l’espèce, il échet de noter que les motifs invoqués par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 16 juin 1994 décidant la dissolution du DEP touchent aux discours prononcés à l’étranger par l’ancien président du parti ainsi qu’à une déclaration écrite émanant de son comité central. A la suite de cette mesure, en application des dispositions de la loi sur les partis politiques et de l’article 84 § 3 de la Constitution, instaurant à l’époque des faits un système de déchéance automatique du mandat parlementaire, les requérants, députés membres du DEP, ont été déchus de leurs fonctions parlementaires.
37. Pour apprécier la proportionnalité de cette mesure, la Cour juge important de relever qu’après l’amendement constitutionnel apporté à l’article 84 § 5 de la Constitution, seul le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti, prend fin (voir l’article 84 § 3 de la Constitution en vigueur à l’époque des faits). En l’espèce, la déchéance des requérants de leur mandat parlementaire est la conséquence de la dissolution du parti politique auquel ils appartenaient et est indépendante de leurs activités politiques menées à titre personnel.
38. La Cour relève la sévérité extrême de la mesure litigieuse : le DEP a été dissous avec effet immédiat et définitif, et les requérants, députés membres du parti, se sont vu interdire l’exercice de leurs activités politiques et n’ont pu continuer à exercer leur mandat.
39. La Cour estime à cet égard que la nature et la lourdeur des ingérences sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer leur proportionnalité (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
40. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que la sanction infligée aux requérants par la Cour constitutionnelle ne saurait passer pour proportionnée à tout but légitime invoqué par le Gouvernement. Dès lors, la Cour considère que la mesure litigieuse était incompatible avec la substance même du droit d’être élus et d’exercer leur mandat, reconnu aux requérants par l’article 3 du Protocole no 1, et a porté atteinte au pouvoir souverain de l’électorat qui les a élus députés.
Il s’ensuit que l’article 3 du Protocole no 1 a été violé en l’espèce.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 7, 9, 10, 11 ET 14 DE LA CONVENTION
41. Les requérants allèguent que la déchéance de leur mandat parlementaire à la suite de la dissolution du DEP par la Cour constitutionnelle a enfreint leur droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention. Ils allèguent également une violation des articles 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention.
L’article 11 de la Convention dispose :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
42. Pour le Gouvernement, le mandat parlementaire constitue une des plus hautes fonctions publiques de l’Etat qui bénéficie d’amples immunités et privilèges qui ne sont pas dus à la personnalité de chaque député, mais à l’exercice d’une fonction. Se référant aux arrêts Glasenapp et Kosiek c. Allemagne (du 28 août 1986, série A no 104 et no 105), il soutient que les affaires portent essentiellement sur l’accès à la fonction publique, droit qui n’est pas garanti par la Convention.
43. Le Gouvernement constate que la mesure litigieuse prononcée par la Cour constitutionnelle reposait sur l’article 84 de la Constitution. Il fait valoir que cet article, après l’amendement constitutionnel intervenu en 1995, ne prévoit plus cette conséquence que dans le cas de députés dont les actes et propos entraîneraient la dissolution du parti politique.
44. Le Gouvernement souligne que la liberté d’association – comme d’ailleurs la liberté d’expression – n’est pas absolue et s’oppose souvent à d’autres intérêts impérieux dans une société démocratique. Aussi la marge d’appréciation devrait-elle être interprétée en tenant compte du but légitime poursuivi par l’ingérence et du contexte entourant les faits de la cause. Il fait valoir que les discours tenus par les dirigeants du DEP devant le public sont de nature à inciter une partie de la population au soulèvement et à créer chez elle des sentiments de haine, de violence et de discrimination ethnique, notamment lorsqu’ils qualifient les « Turcs » d’« ennemis », prônent la constitution d’un Etat kurde indépendant et nient complètement la République de la Turquie dans son ensemble. Les requérants n’auraient à aucun moment critiqué ces discours et n’auraient jamais interrompu leurs liens avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.
45. Les requérants soutiennent que les dispositions sur les partis politiques et l’article 84 de la Constitution, instaurant un système de déchéance automatique du mandat parlementaire à la suite de la dissolution d’un parti politique, sont incompatibles avec la Convention, en particulier avec son préambule et ses articles 9, 10 et 11. Ils soutiennent qu’ils n’ont, en aucune manière, provoqué la dissolution du DEP par leurs actes ou propos, et en concluent que l’ingérence litigieuse n’était pas justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention.
46. Les requérants plaident que la déchéance de leur mandat parlementaire était contraire à l’article 7 de la Convention, qui dispose en ses passages pertinents :
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. (…) »
47. Eu égard à sa conclusion quant au respect de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner ces griefs.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
48. Les requérants soutiennent avoir été injustement privés du bénéfice de leurs émoluments parlementaires en violation de l’article 1 du Protocole no 1, libellé comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
49. Il échet de relever que les mesures dont se plaignent les requérants représentent des effets accessoires de la déchéance de leur mandat parlementaire, constitutive de la violation de l’article 3 du Protocole no 1 constatée par la Cour. En conséquence, il n’y a pas lieu d’examiner ce grief séparément.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
50. Les requérants se plaignent de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable devant la Cour constitutionnelle dans la mesure où leurs droits de défense étaient limités dans cette procédure. Ils y voient une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
51. Le Gouvernement estime que l’article 6 § 1 n’est pas applicable aux faits de la cause.
52. Eu égard à sa conclusion quant au respect de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner ce grief.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
54. Les requérants allèguent avoir subi un préjudice matériel correspondant aux traitements de députés qu’ils auraient perçus s’ils n’avaient pas été déchus de leur mandat parlementaire et au manque à gagner en raison des restrictions apportées à leurs droits civiques. Ils évaluent ce préjudice à 882 300 dollars américains (USD) (Mahmut Kılınç), 573 300 USD (Nizamettin Toguç), 681 300 USD (Ali Yiğit), 413 300 USD (Remzi Kartal), 1 872 300 USD (Zübeyir Aydar), 338 500 d’USD (Naif Güneş) et 548 700 USD chacun (Ahmet Türk, Sırrı Sakık, Sedat Yurttaş). Au titre du dommage moral, les mêmes requérants, hormis Naif Güneş, réclament chacun 5 000 000 USD. Les requérants Selim Sadak, Leyla Zana, Hatip Dicle et Orhan Doğan se réfèrent à leur demande faite dans le cadre des requêtes nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96 déjà examinées par la Cour (arrêt Sadak et autres c. Turquie (no 1), CEDH 2001-VIII). Les requérants ne produisent pas de justificatifs à l’appui de leurs demandes.
55. Le Gouvernement fait valoir que la rémunération que perçoit un député lui est accordée pour l’accomplissement de ses fonctions très particulières et que, une fois déchu de son mandat, un député n’est plus titulaire de ce statut et n’a plus droit à percevoir un traitement. Le Gouvernement considère que la demande des requérants quant au dommage moral est exorbitante et tend à causer un enrichissement sans cause.
56. La Cour estime que, indépendamment de la dissolution du DEP, en raison de la déchéance de leur mandat parlementaire, les requérants ont subi un préjudice matériel réel qui ne peut toutefois être évalué avec exactitude. A quoi s’ajoute un préjudice moral, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Dans ces conditions, la Cour, statuant en équité comme le veut l’article 41, alloue la somme de 50 000 euros (EUR) à chacun des requérants, toutes causes de préjudice confondues.
B. Frais et dépens
57. Au titre des frais et dépens afférents à leur représentation devant la Cour constitutionnelle et à Strasbourg, les requérants Selim Sadak, Leyla Zana, Hatip Dicle, Orhan Doğan, Ahmet Türk, Sırrı Sakık et Sedat Yurttaş réclament au total 33 000 USD. En ce qui concerne les honoraires de Mes Alataş et Kaplan, ils demandent en outre un total de 200 000 USD.
Les autres requérants sollicitent 3 460 livres sterling (GBP) pour les honoraires de leurs avocats britanniques et les frais et dépens qu’ils ont exposés, ainsi que 20 042 GBP pour les honoraires, frais administratifs, frais de traduction et frais de voyage exposés par le Projet kurde pour les droits de l’homme (KHRP) pour l’assistance qu’il a prêtée dans le cadre des requêtes. Les requérants ne produisent pas de justificatifs à l’appui de leurs demandes.
58. Le Gouvernement estime que les frais afférents à la représentation des requérants devant la Cour constitutionnelle ne sauraient entrer en ligne de compte ici, car cette intervention serait sans rapport avec la procédure devant les instances de Strasbourg.
Le Gouvernement qualifie ces prétentions de manifestement excessives, en particulier le montant relatif aux honoraires. Il conclut que les sommes réclamées ne devraient pas être admises car la réparation équivaudrait alors à un enrichissement sans cause.
59. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). A cet égard, il y a lieu de rappeler que la Cour peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu’il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci une violation constatée par la Cour (arrêt Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 45, CEDH 1999-I).
60. Quant aux frais demandés par le KHRP, la Cour n’est pas convaincue que la participation de celui-ci à la procédure justifie l’octroi d’une somme ; elle rejette donc cette prétention. Statuant en équité sur la base des éléments en sa possession, la Cour alloue aux requérants Selim Sadak, Leyla Zana, Hatip Dicle, Orhan Doğan, Ahmet Türk, Sırrı Sakık et Sedat Yurttaş la somme globale de 10 500 EUR ; aux requérants Nizamettin Toguç, Naif Güneş, Mahmut Kılınç, Zübeyir Aydar, Ali Yiğit et Remzi Kartal, elle alloue globalement 9 000 EUR, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
61. La Cour juge approprié de fixer le taux d’intérêt moratoire applicable à 7,25 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 ;
2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation des articles 7, 9, 10, 11 et 14 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à majorer du montant pouvant être dû au titre de taxe, droits de timbre et charges fiscales exigibles au moment du versement, et à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 50 000 EUR (cinquante mille euros) à chacun des requérants, toutes causes de préjudice confondues,
ii. pour frais et dépens, globalement aux requérants Selim Sadak, Leyla Zana, Hatip Dicle, Orhan Doğan, Ahmet Türk, Sırrı Sakık et Sedat Yurttaş 10 500 EUR (dix mille cinq cents euros) ; globalement aux requérants Nizamettin Toguç, Naif Güneş, Mahmut Kılınç, Zübeyir Aydar, Ali Yiğit et Remzi Kartal 9 000 EUR (neuf mille euros) ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 7,25 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juin 2002, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Sir Nicolas Bratza
Greffier Président
Autore:
Corte Europea dei Diritti dell'Uomo
Dossier:
Libertà religiosa
Parole chiave:
Libertà di espressione, Proporzionalità misure, Fine legittimo, Scioglimento partito, Assemblee, Integrità nazionale, Riunioni, Partito politico, Lingua, Diritti dell'uomo, Propaganda, Società democratica, Democrazia, Sicurezza nazionale, Libertà fondamentali, Libertà di religione, Libertà di coscienza, Pluralismo, Identità culturale, Cultura
Natura:
Sentenza