Decisione 10 ottobre 2002, n.64756/01
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section)
64756/01
10/10/2002 Corte Decisione Ricevibile 249
PREMIÈRE SECTION
DÉCISION FINALE SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 64756/01
présentée par Isik SADIK AMET et autres
contre la Grèce
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 10 octobre 2002 en une chambre composée de
Mme F. TULKENS, présidente,
MM. C.L. ROZAKIS,
G. BONELLO,
E. LEVITS,
Mme S. BOTOUCHAROVA,
M. A. KOVLER,
Mme E. STEINER, juges,
et de M. E. FRIBERGH, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 22 décembre 2000,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, Isik Sadik Amet, Levent Sadik Amet et Founda Sadik Amet, sont des ressortissants grecs, nés respectivement en 1959, 1979 et 1982 et résidant à Komotini. Ils sont représentés devant la Cour par Me S. Emin, avocat à Komotini.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le mari de la première requérante et père des deux autres requérants, M. Sadik Amet Sadik, décédé en juillet 1995, avait introduit, le 31 mai 1990, devant le Conseil d’Etat un recours en annulation contre la décision du ministre de l’Education nationale et des Cultes, du 30 mars 1990, qui nommait le moufti de Komotini. Il soutenait que cette nomination était illégale, car contraire à l’article 11 du traité de paix d’Athènes, du 1er novembre 1913, et de l’article 6 de la loi no 2345/1920 « relative aux mouftis des musulmans résidant sur le territoire et à la gestion du patrimoine des communautés musulmanes », qui prévoyaient que les mouftis devaient être élus par les citoyens de religion musulmane, inscrits aux listes électorales.
L’audience, initialement fixée au 5 mars 1991, fut ajournée au 2 juin 1992, puis au 22 septembre 1992, en raison de la désignation d’un nouveau juge rapporteur. Elle fut encore ajournée au 2 mars 1993, afin de permettre au moufti M.T. d’intervenir, s’il le souhaitait, dans la procédure.
L’audience fut encore ajournée aux 7 décembre 1993, 1er novembre 1994, 7 février 1995, 7 novembre 1995, 1er janvier 1996, 23 septembre 1997 et 5 mai 1998. A cette dernière date, les requérants, héritiers du défunt, déclarèrent devant le Conseil d’Etat qu’ils souhaitaient poursuivre la procédure engagée par leur époux et père, qui était décédé le 24 juillet 1995.
Le 6 octobre 1998, la quatrième chambre du Conseil d’Etat nota que l’acte attaqué concernait la nomination du moufti qui, selon les dispositions légales pertinentes, était assimilé à un haut fonctionnaire et dirigeait une institution publique. Par conséquent, l’affaire devait être examinée par la troisième chambre du Conseil d’Etat, compétente pour les affaires relatives à la nomination et la carrière de fonctionnaires.
Le 10 juillet 2000, la troisième chambre du Conseil d’Etat décida qu’elle ne pouvait pas examiner le fond de l’affaire, car la procédure devait être déclarée abrogée. Il estima que le grief tiré du non respect du droit de participer à l’élection du moufti était étroitement liée à la personne de M. Sadik Amet Sadik et que le droit de continuer la procédure n’était pas transmissible à ses héritiers. Le Conseil d’Etat conclut que l’épouse et les enfants de celui-ci auraient pu, en tant que musulmans, engager eux-mêmes une telle procédure, mais qu’ils n’avaient pas qualité pour poursuivre celle engagée par leur père et époux.
B. Le droit interne pertinent
L’article 31 § 1 du décret no 18/1989 dispose :
« Si l’individu qui a exercé le recours décède ou si la personne morale est dissoute, la procédure doit être déclarée abrogée, sauf si, jusqu’à l’audience, quiconque à un intérêt légal, demande la continuation de la procédure, par déclaration déposée au greffe ou de vive voix à l’audience. »
L’article 7 § 6 de la loi 2345/1920 dispose :
« Avant d’assumer ses fonctions, le moufti nommé prête devant le préfet compétent le serment que prêtent les fonctionnaires ».
L’article 11 de la même loi prévoit que l’archimoufti et les mouftis sont considérés comme des autorités publiques.
La loi 2345/1920 fut supprimée, mais ces dispositions furent maintenues dans la nouvelle loi du 24 décembre 1990 concernant les ministres du culte musulmans.
GRIEFS
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure devant le Conseil d’Etat.
2. Invoquant l’article 9 de la Convention, les requérants se plaignent de la violation de leur droit à la liberté religieuse, en raison du refus du Conseil d’Etat de permettre aux requérants de poursuivre la procédure devant cette juridiction.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent de la durée de la procédure devant le Conseil d’Etat, qui a duré dix ans et qui a ainsi privé leur recours de tout effet utile, car, en vertu de l’article 1 § 7 de la loi no 1920/1991 relative aux ministres du culte musulman, les mouftis sont nommés pour une durée de dix ans renouvelable. Ils allèguent une violation de l’article 6 § 1 qui, dans sa partie pertinente, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
a) En premier lieu, le Gouvernement soutient que l’article 6 ne s’applique pas en l’espèce. Invoquant l’arrêt Neigel c. France du 17 mars 1997, il rappelle que les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d’activité des fonctionnaires sortent du champ d’application de cet article. Lorsque la Cour a admis l’applicabilité de l’article, la revendication litigieuse du requérant avait toujours trait à un droit purement patrimonial. De plus, dans l’affaire Pierre-Bloch c. France du 21 octobre 1997, la Cour avait considéré que le droit de se porter candidat à une élection était de caractère politique et non civil. Or, en l’espèce, le litige devant le Conseil d’Etat concernait la validité de l’élection d’un fonctionnaire (le moufti). L’époux et père des requérants attaquait la nomination du moufti par la décision du ministre des l’Education et des Cultes et visait à faire reconnaître que seule était valable l’élection du moufti par les membres de la communauté musulmane. Il est certain que le grief relatif à l’article 6 concerne exclusivement l’élection d’un fonctionnaire et que le litige devant le Conseil d’Etat n’avait aucun enjeu économique.
Les requérants soutiennent que l’article 6 s’applique en l’espèce car la qualité prédominante d’un moufti est celle qui touche à la religion et l’affaire devait donc être examiné sous cet aspect.
La Cour rappelle que dans l’affaire Pierre-Bloch c. France (arrêt du 21 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI), la Cour avait considéré que le droit de se porter candidat à une élection à l’assemblée nationale et de conserver son mandat était de caractère politique et non civil, de sorte que les litiges relatifs à l’organisation de son exercice sortaient du champ d’application de cette disposition. Dans l’affaire Serif c. Grèce (no 38178/97), qui concernait la condamnation d’un moufti pour avoir frauduleusement usurpé les fonctions d’un ministre du culte d’une « religion connue », la question ne s’est pas posée puisqu’il s’agissait d’une « accusation en matière pénale ».
En l’espèce, les faits diffèrent de ceux des affaires susmentionnées. La Cour rappelle que les héritiers de M. Sadik souhaitaient poursuivre l’action introduite par leur père et époux afin d’obtenir l’annulation de la nomination du moufti par les autorités. Devant le Conseil d’Etat, M. Sadik soutenait que cette nomination était illégale car les textes législatifs pertinents prévoyaient que le moufti devait être élu par les citoyens de religion musulmane, inscrits aux listes électorales. Le Conseil d’Etat déclara la procédure abrogée au motif que le grief tiré du non respect du droit de participer à l’élection du moufti était étroitement liée à la personne de M. Sadik et que le droit de continuer la procédure n’était pas transmissible à ses héritiers.
La Cour considère que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce, car on peut raisonnablement soutenir que la procédure devant le Conseil d’Etat était déterminante pour un droit de caractère civil, à savoir le droit de participer à l’élection d’une autorité religieuse, prévue par la législation, ce qui fait partie de la sphère religieuse de l’individu et lui permet de agir sur les circonstances qui détermineraient à l’avenir l’exercice de la liberté du culte.
Il échet donc de rejeter l’exception du Gouvernement sur ce point.
b) Quant au bien-fondé, le Gouvernement allègue qu’en réalité l’examen de l’affaire par le Conseil d’Etat commença le 5 mai 1998, lorsque les requérants déclarèrent souhaiter poursuivre la procédure, et se termina le 10 juillet 2000, donc en un laps de temps de deux ans. Un tel laps de temps ne peut pas être considéré comme excessif, compte tenu de la complexité de l’affaire. La période antérieure au 5 mai 1998 ne saurait être prise en considération, car jusqu’au décès de M. Sadik Amet Sadik, la procédure était conduite par une personne autre que les requérants. Enfin, la plupart des ajournements seraient justifiés par la complexité et l’importance de l’affaire, ainsi que par la nécessité de mener des recherches sur les traités internationaux.
Les requérants soulignent que la durée de la procédure était excessive et que la procédure administrative ne prévoit pas la possibilité pour les héritiers de demander l’accélération de la procédure.
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
2. Les requérants allèguent une violation de l’article 9 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Les requérants soutiennent que le moufti est une institution de la religion musulmane qui représente la liberté et le culte des musulmans. Pour cette raison, le traité de paix de 1913 et la loi no 2345/1920 ont prévu que les citoyens de culte musulman choisissent librement leurs muftis au moyen d’élections tenues librement dans chaque région concernée. Le mufti donne des avis qui font autorité sur toute question de nature religieuse et pour cette raison une confiance absolue et une relation psychique étroite doit les lier aux croyants. Si cette confiance fait défaut, le sentiment religieux des croyants est ébranlée et ceux-ci ne s’expriment pas librement.
Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Le Conseil d’Etat jugea que le recours de M. Sadik Amet Sadik était étroitement lié à la personne de celui-ci et que ses héritiers ne pouvaient pas poursuivre la procédure engagée par lui ; en revanche, ils pouvaient saisir eux-mêmes le Conseil d’Etat d’un recours ayant le même objet. Or, les requérants n’ont jamais exercé un tel recours.
Les requérants soulignent que M. Sadik Amet Sadik, qui était un des leaders de la communauté musulmane, avait exercé ce recours au nom de ses proches, mais aussi de toute la communauté musulmane , car la question de l’élection du moufti concernait toute la communauté. Comme les requérants, qui sont ses héritiers, ont les mêmes sensibilités religieuses et le même intérêt moral que lui, le Conseil d’Etat devait examiner le fond de l’affaire. Les requérants soulignent aussi qu’ils avaient le droit d’exercer eux-mêmes le même type de recours que M. Sadik Amet Sadik, mais qu’après le décès de celui-ci, ceci n’était plus possible car un recours contre un acte administratif doit être exercé dans un délai de soixante jours à compter de sa publication ou à compter du jour où l’intéressé en a pris connaissance.
La Cour n’estime pas devoir se prononcer sur l’exception du Gouvernement car de toute façon elle considère que le grief des requérants tiré de l’article 9 est manifestement mal fondé.
La Cour rappelle que si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de manifester sa religion (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A no 260-A, § 31). Il s’ensuit que les actes protégés par l’article 9 doivent être intimement liés à l’exercice ou à la manifestation de la liberté religieuse.
Or, en l’espèce, le refus du Conseil d’Etat de considérer que les requérants n’avaient pas qualité pour poursuivre la procédure engagée par leur père et époux ne saurait être considéré comme une ingérence aux droits garantis par l’article 9. A cet égard, la Cour rappelle que dans sa décision partielle sur la recevabilité du 29 novembre 2001, elle avait rejeté le grief des requérants tiré de l’article 6 § 1 et selon lequel leur droit à un procès équitable était violé en raison du refus du Conseil d’Etat d’examiner le fond de l’affaire, alors qu’ils avaient un intérêt moral à ce que cette juridiction se prononce ; la Cour avait estimé que ce grief visait à mettre en cause la conclusion du Conseil d’Etat, qui était fondé sur les textes législatifs pertinents.
Il s’ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare recevable, tous moyens de fond réservés, le grief des requérants tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;
Déclare le restant de la requête irrecevable pour le surplus.
Erik FRIBERGH Françoise TULKENS
Greffier Présidente
Autore:
Corte Europea dei Diritti dell'Uomo
Dossier:
C.E.D.U. - Strasburgo
Parole chiave:
Ministri di culto, Libertà religiosa, Diritto ad un equo processo
Natura:
Decisione